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Texte 1 (TEI)
Texte 2 (TEI)
Alignement (TEI)

Personnages
Granger .
Châteaufort .
Charlot .
Paquier .
Fleury .
Corbineli .
Genevote .
Manon .
Gareau .
De La Tremblaye .
Un cuistre .


Acte I
Scène première
Granger, Châteaufort.

Granger
Ô par les Dieux jumeaux ! tous les Monstres ne sont pas en Afrique ! Et de grâce, Satrape du Palais Stygial, donne-moi la définition de ton individu. Ne serais-tu point un être de raison, une chimère, un accident sans substance, un élixir de la matière première, un spectre de drap noir ? Ha ! tu n’es sans doute que cela, ou tout au plus un grimaud d’Enfer qui fait l’école buissonnière.

Châteaufort
Puisque je te vois curieux de connaître les grandes choses, je veux t’apprendre les miracles de mon berceau. La Nature se voyant incommodée d’un si grand
nombre de Divinités, voulut opposer un Hercule à ces monstres. Cela lui donna bien jusques à la hardiesse de s’imaginer qu’elle me pouvait produire. Pour cet effet elle empoigna les âmes de Samson, d’Hector, d’Achille, d’Ajax, de Cyrus, d’Épaminondas, d’Alexandre, de Romule, de Scipion, d’Hannibal, de Sylla, de Pompée, de Pyrrhus, de Caton, de César, et d’Antoine ; puis les ayant pulvérisées, calcinées, rectifiées, elle réduisit toute cette confection en un spirituel sublimé qui n’attendait plus qu’un fourreau pour s’y fourrer. Nature, glorieuse de son réussi, ne pût goûter modérément sa joie, elle clabauda son chef-d’œuvre partout ; l’Art en devint jaloux, et fâché, disait-il, qu’une teigneuse emportât toute seule la gloire de m’avoir engendré, la traita d’ingrate, de superbe, lui déchira sa coiffe ; Nature, de son côté, prit son ennemi aux cheveux ; enfin, l’un et l’autre battit, et fut battu. Le tintamarre des démentis, des soufflets, des bastonnades, m’éveilla ; je les vis, et jugeant que leurs démêlés ne portaient pas la mine de prendre sitôt fin, pour les mettre d’accord, je me créais moi-même. Depuis ce temps-là leur querelle dure encore ; partout vous voyez ces irréconciliables ennemis se prêter le collet, et les descriptions de nos Écrivains d’aujourd’hui ne sont lardées d’autre chose que des faits d’armes de ces deux gladiateurs, à cause que, prenant à bon augure d’être né dans la guerre, je leur commandai, en mémoire de ma naissance, de se battre jusques à la fin du monde, sans se reposer. Donc afin de ne pas demeurer ingrat, je voulus dépêtrer la Nature de ces Dieutelets, dont l’insolence la mettait en cervelle. Je les mandai, ils obéirent ; enfin je prononçai cet immuable arrêt : « Gaillarde troupe, quand je vous ai convoqués, la plus miséricordieuse intention que j’eusse pour vous était de vous annihiler ; mais craignant que votre impuissance ne reprochât à mes mains l’indignité de cette victoire, voici ce que j’ordonne de votre sort. Vous autres Dieux qui savez si bien courir comme Saturne, père du temps, qui mangeant et dévorant tout court à l’hôpital ; Jupiter qui, comme ayant la tête fêlée depuis le coup de hache qu’il reçut de Vulcain, doit courir les rues ; Mars qui comme soldat court aux armes ; Phébus qui comme Dieu des Vers court la bouche des poètes ; Vénus qui comme putain court l’aiguillette ; Mercure qui comme Messager court la poste ; et Diane qui comme Chasseresse court les Bois. Vous prendrez la peine, s’il vous plaît, de monter tous sept à califourchon sur une Étoile. Là vous courrez de si bonne sorte, que vous n’aurez pas le loisir d’ouvrir les yeux. »

Paquier
En effet, les Planètes sont justement ces sept-là.


Granger
Et
des autres Dieux qu’en fîtes-vous ?

Châteaufort
Midi sonna, la faim me prit, j’en fis un saupiquet pour mon dîner.

Paquier
« Domine », ce fut assurément en ce temps-là que les Oracles cessèrent.

Châteaufort
Il est vrai ; et dès lors ma complexion prenant part à ce salmigondis de Dieux, mes actions ont été toutes extraordinaires. Car si j’engendre, c’est en Deucalion ; si je regarde, c’est en Basilic ; si je pleure, c’est en Héraclite ; si je ris, c’est en Démocrite ; si j’écume, c’est en Cerbère ; si je dors, c’est en Morphée ; si je veille, c’est en Argus ; si je marche, c’est en Juif-errant ; si je cours, c’est en Pacolet ; si je vole, c’est en Dédale ; si je m’arrête, c’est en Dieu Terme ; si j’ordonne, c’est en Destin. Enfin vous voyez celui qui fait que l’Histoire du Phénix n’est pas un conte.

Granger
Il est vrai qu’à l’âge où vous êtes, n’avoir point de barbe, vous me portez la mine aussi bien que le Phénix, d’être incapable d’engendrer. Vous n’êtes ni masculin, ni féminin, mais neutre : vous avez fait de votre Dactyle un Trochée, c’est-à-dire que, par la soustraction d’une brève, vous vous êtes rendu impotent à la propagation des individus. Vous êtes de ceux dont le sexe femelle
Ne peut ouïr le nominatif
À cause de leur génitif,
Et souffre mieux le vocatif
De ceux qui n’ont point de datif,
Que de ceux dont l’accusatif
Apprend qu’ils ont un ablatif.
J’entends que le diminutif
Qu’on fit de vrai trop excessif
Sur votre flasque génitif,
Vous prohibe le conjonctif.
Donc, puisque vous êtes passif,
Et ne pouvez plus
être actif,
Témoin le poil indicatif
Qui m’en est fort persuasif,
Je vous fais un impératif
De n’avoir jamais d’optatif
Pour aucun genre subjonctif.
De « nunc » jusqu’à l’infinitif,
Ou je fais sur
vous l’adjectif
Du plus effrayant positif
Qui jamais eut comparatif :
Et si ce rude partitif,
Dont je serai distributif
Et vous le sujet collectif,
N’est le plus beau superlatif,
Et le coup le plus sensitif
Dont homme soit mémoratif.
Je jure par mon jour natif
Que je veux pour ce seul motif
Qu’un sale et sanglant vomitif
Surmontant tout confortatif,
Tout lénitif, tout restrictif,
Et tout bon corroboratif.
Soit le châtiment primitif
Et l’effroyable exprimitif
D’un discours qui serait fautif,
Car je n’ai le bras si chétif,
Ni vous le talon si fuitif,
Que vous ne fussiez portatif
D’un coup bien significatif.
Ô visage ! ô portrait naïf !
Ô souverain expéditif
Pour guérir tout sexe lascif
D’amour naissant ou effectif,
Genre neutre, genre métif,
Qui n’êtes homme qu’abstractif,
Grâce à votre copulatif
Qu’a rendu fort imperfectif
Le cruel tranchant d’un canif ;
Si pour soudre ce Logogrif
Vous avez l’esprit trop tardif,
À ces mots soyez attentif :
Je fais vœu de me faire Juif,
Au lieu d’eau de boire du suif,
D’être mieux damné que Caïf,
D’aller à pied voir le Chérif,
De me rendre à Tunis captif,
D’être berné comme escogrif,
D’être plus maudit qu’un Tarif,
De devenir ladre et poussif,
Bref par les mains d’un sort hâtif
Couronné de Cyprès et d’If,
Passer dans le mortel Esquif
Au pays où l’on est oisif :
Si jamais je deviens rétif
À l’agréable exécutif
Du vœu dont je suis l’inventif ;
Et duquel le préparatif
Est, beau Sire, un bâton massif,
Qui sera le dissolutif
De votre demi-substantif ;
Car c’est mon vouloir décisif,
Et mon testament, mort, ou vif.
Mais vous parler ainsi, c’est vous donner à soudre les emblèmes d’un sphinx ; c’est perdre son huile et son temps ; c’est écrire sur la Mer, bâtir sur l’Arène et fonder sur le Vent. Enfin je connais que si vous avez quelque teinture des Lettres, ce n’est pas de celle des Gobelins, car par Jupiter Ammon, vous êtes un ignorant.

Châteaufort
De lettres ! ah ! que me dites-vous ? des âmes de terre et de boue pourraient s’amuser à ces vétilles ; mais pour moi je n’écris que sur les corps humains.

Granger
Je le vois bien. C’est peut-être ce qui vous donne envie d’appuyer votre plume charnelle sur le parchemin vierge de ma fille. Elle n’en serait pas contristée, la pauvrette ; car une femme aujourd’hui aime mieux les bêtes que les hommes, suivant la règle « as petit haec ». Vous aspirez aussi bien qu’Hercule à ses Colonnes ivoirines ; mais l’orifice, l’orée, et l’ourlet de ses guêtres, est pour vous un « ne plus ultra ». Premièrement à cause que vous êtes Veuf d’une pucelle qui vous fit faire plus de chemin en deux jours que le Soleil n’en fait en huit mois dans le Zodiaque ; vous courâtes de la Vierge au Chancre en moins de vingt-quatre heures, d’où vous entrâtes au Verseau sans avoir vu d’autre Signe en passant que celui du Capricorne. La seconde
objection que je fais, est que vous êtes Normand ; Normandie « quasi » venue du Nord pour mendier. De votre nation les serviteurs sont traîtres, les égaux insolents, et les maîtres insupportables. Jadis le Blason de cette Province était trois Faux, pour montrer les trois espèces de faux qu’engendre ce climat ; « scilicet » Faux sauniers, Faux témoins et Faux monnayeurs ; je ne veux point de Faussaires en ma maison. La troisième, qui m’est une raison invincible, c’est que votre bourse est malade d’un flux de ventre, dont la mienne appréhende la contagion. Je sais que votre valeur est recommandable, et que votre mine seule ferait trembler le plus ferme manteau d’aujourd’hui. Mais, en cet âge de Fer, on juge de nous par ce que nous avons, et non pas par ce que nous sommes. La pauvreté fait le vice, et si vous me demandez « Cur tibi despicior ? » Je vous réponds, « Nunc omnibus itur ad aurum ». D’un certain riche Laboureur la charrue m’éblouit, et je suis tout à fait résolu que puisque « hic dat or ; longum ponat » dans son « O commune ». C’est pourquoi je vous conseille de ne plus approcher ma fille en Roi d’Égypte, c’est-à-dire qu’on ne vous voie point auprès d’elle dresser la Pyramide à son intention. Quoique j’aime les règles de la Grammaire, je ne prendrais pas plaisir de vous voir accorder ensemble le Masculin avec le Féminin ; et je craindrais que « Si duo continue jungantur, fixa nec una, sit res », un malevole n’inférât « Optant sibi jungere casus ».

Châteaufort
Il est vrai, Dieu me damne, que votre fille est folle de mon amour. Mais quoi, c’est mon faible de n’avoir jamais pu regarder de femme sans la blesser. La petite gueuse toutefois a si bien su friponner mon cœur ; ses yeux ont si bien su paillarder ma pensée, que je lui pardonne quasi la hardiesse qu’elle a prise de me donner de l’amour. « Généreux gentilhomme, me dit-elle l’autre jour, la pauvrette ne savait pas mes qualités, l’Univers a besoin de deux Conquérants ; la race en est éteinte en vous, si vous ne me regardez d’un œil de miséricorde. Comme vous êtes un Alexandre, je suis une Amazone ; faisons sortir de nous deux un plus-que-Mars, de qui la naissance soit utile au genre humain, et dont les armes, après avoir dispensé la mort aux deux bouts de la Terre, fassent un si puissant empire, que jamais le soleil ne se couche pour tous ses peuples. » J’avais de la peine à me rendre entre les bras de cette passion, mais enfin je vainquis en me vainquant tout ce qu’il y a de grand au monde ; c’est-à-dire que je l’aimai. Je ne veux pas pourtant que tant de gloire vous rende orgueilleux, que vous deveniez insolent sur les petits ; mais humiliez-vous en votre néant que j’ai voulu choisir pour faire hautement éclater ma puissance. Vous craignez, je le vois bien, que je ne méprise votre pauvreté ; mais quand il plaira à cette épée, elle fera de l’Amérique et de la Chine une basse-cour de votre maison.

Granger
Ô microcosme de visions fanatiques ! « Vade retro ! » autrement, après vous avoir apostrophé du bras gauche, « Addetur huic dexter, cui syncopa fiet ut alter » et pour toute emplâtre de ces balafres, vous serez médicamenté d’un « Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas ». Loin donc d’ici, profane, si vous ne voulez que je mette en usage pour vous punir toutes les règles de l’Arithmétique. Ma colère « primo », commencera par la Démonstration, puis marchera ensuite une Position de soufflets ; « item », une Addition de bastonnades ; « hinc », une Fraction de bras ; « illinc », une Soustraction de jambes. De là je ferai grêler une Multiplication de coups, tapes, taloches, horions, fendants, estocs, revers, estramaçons et casse-museaux si épouvantables, qu’après cela, l’œil d’un Lynx ne pourra pas faire la moindre Division, ni Subdivision, de la plus grosse parcelle de votre misérable individu.


Châteaufort
Et moi, chétif excommunié, j’aurais déjà fait sortir ton âme par cent plaies, sans la dignité de mon
Être, qui me défend d’ôter la vie à quelque chose de moindre qu’un Géant ; et même je te pardonne, à cause qu’infailliblement l’ignorance de ce que je suis t’a jeté dans ces extravagances. « Cependant me voici fort en peine, car pouvait-il me méconnaître, puisque, pour savoir mon nom, il ne faut qu’être de ce monde ? » Sachez donc, Messire Jean, que je suis celui qu’on ne peut exterminer sans faire une Épitaphe à la Nature, et le Père des Vaillants, puisqu’à tous je leur ai donné la vie.

Granger
Pardonnez, grand prince, à mon peu de foi. Ce n’est pas…

Châteaufort
Relevez-vous, Monsieur le Curé, je suis content. Choisissez vite où vous voulez régner, et cette main vous bâtit un Trône dont l’Escalier sera fait des cadavres de six cents Rois.

Granger
Mon Empire sera plus grand que le monde si je règne sur votre cœur.
Protégez-moi seulement contre je ne sais quel Gentillâtre qui a bien l’insolence de marcher sur vos brisées, et…

Châteaufort

Ne vous expliquez pas, j’aurais peur que mes yeux en courroux ne jetassent des étincelles, dont quelqu’une par mégarde vous pourrait consumer. Un mortel aura donc eu la témérité de se chauffer à même feu que moi, et je ne punirai pas les quatre Éléments qui l’ont souffert ? Mais je ne puis parler, la rage me transporte. Je m’en vais faire pendre l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air, et songer au genre de mort dont nous exterminerons ce Pygmée qui veut faire le Colosse.


Scène 2
Granger, Paquier.
Granger
Hé bien, « Petre », ne voilà pas une digue que je viens d’opposer aux terreurs que me donne tous les jours Monsieur de La Tremblaye ? Car La Tremblaye à cause de Châteaufort, Châteaufort à cause de La Tremblaye, désisteront de la poursuite de ma fille. Ce sont deux poltrons si éprouvés que, s’ils se battent jamais, ils se demanderont tous deux la vie. Me voici cependant embarqué sur une mer où la moitié du monde a fait naufrage. C’est l’amour chez moi, l’amour dehors, l’amour partout. Je n’ai qu’une fille à marier, et j’ai trois gendres prétendus.
L’un se dit brave, je sais le contraire ; l’autre riche, mais je ne sais ; l’autre Gentilhomme, mais il mange beaucoup. Ô Nature, vous croiriez-vous être mise en frais, si vous aviez fagoté tant seulement trois belles qualités en un individu ! Ah ! Pierre Paquier, le monde s’en va renverser.

Paquier
Tant mieux, car autrefois j’entendais dire la même chose, que tout était renversé. Or, si l’on renverse aujourd’hui ce qui était renversé, c’est le remettre en son sens.

Granger
Mais ce n’est pas encore là ma plus grande plaie ; j’aime,
et mon fils est mon rival. Depuis le jour que cette furieuse pensée a pris gîte au ventricule de mon cerveau, je ne mange pour toute viande qu’un « pænitet tædet miseret ». Ah ! c’en est fait, je me vais pendre !

Paquier
Là, là, espérez en Dieu, il vous assistera. Il assiste bien les Allemands qui ne sont
pas de ce pays-ci.

Granger
Si je l’envoyais à Venise ? « Haud dubie »,
c’est le meilleur. C’est le meilleur ! Oh ! oui sans doute. Bien donc dès demain je le mettrai sur mer.

Paquier
Au moins ne le laissez pas embarquer sans attacher sur lui de l’Anis à la Reine, car les Médecins en ordonnent contre les vents.

Granger
Va-t-en dire à Charlot Granger qu’il avole
subitement ici. S’il veut savoir qui le demande, dis-lui que c’est moi.


Scène 3

Granger , seul.

Donc séjonguant de nos Lares ce vorace absorbeur de biens, chaque sol de rente que je soulais avoir deviendra parisis ! Et le marteau de la jalousie ne sonnera plus les longues heures du désespoir dans le clocher de mon âme.
D’un autre côté me puis-je résoudre au mariage, moi que les Livres ont instruit des accidents qu’il tire à sa cordelle ? Que je me marie ou ne me marie pas, je suis assuré de me repentir. N’importe, ma femme prétendue n’est pas grande ; ayant à vêtir une haire, je ne la puis prendre trop courte. On dit cependant qu’elle veut plastronner sa virginité contre les estocades de mes perfections. Hé ! à d’autres, un pucelage est plus difficile à porter qu’une cuirasse. Toutes les femmes ne sont-elles pas semblables aux arbres, pourquoi donc ne voudraient-elles pas être arrosées ? « Ac primo » comme les arbres, elles ont plusieurs têtes ; comme les arbres, si elles sont ou trop ou trop peu humectées, elles ne portent point ; comme les arbres, elles ont les fleurs auparavant que les fruits ; comme les arbres, elles déchargent quand on les secoue. Enfin, Jean Despautère le confirme, quand il dit « Arboris est nomen muliebre ». Mais je crois que Paquier a bu de l’eau du fleuve Léthé, ou que mon fils s’approche à pas d’Écrevisse ; je m’en vais « obviam » droit à lui.


Scène 4
Charlot,
Paquier.
Charlot
Je ne puis rien comprendre à ton galimatias.

Paquier
Pour moi, je ne trouve rien de si clair.

Charlot
Mais enfin, ne me saurais-tu dire qui c’est qui me demande ?

Paquier
Je vous dis que c’est moi.

Charlot
Comment, toi ?

Paquier
Je ne vous dis pas moi. Mais je vous dis que c’est, Moi ; car il m’a dit en partant, dis-lui que c’est, Moi.

Charlot
Ne serait-ce point mon Père que tu veux dire ?

Paquier
Hé ! vraiment oui. À propos, je pense qu’il a envie de vous envoyer sur la Mer.

Charlot
Hé ! quoi faire, Paquier ?

Paquier
Il ne me l’a point dit ; mais je crois que c’est pour voir la campagne.

Charlot
J’ai trop voyagé, j’en suis las.

Paquier
Qui, vous ? je vais gager ce chapeau de Cocu, qui est un des vieux de votre Père, que vous n’avez jamais vu la Mer que dans une Huître à l’écaille.

Charlot
Et toi, Paquier, en as-tu vu davantage ?

Paquier
Oui-da ! j’ai vu les Bons-Hommes, Chaillot, Saint-Cloud, Vaugirard.

Charlot
Et qu’y as-tu remarqué de beau, Paquier ?

Paquier
À la vérité, je ne les vis pas trop bien, pour ce que les murailles m’empêchaient.

Charlot
Je pense, ma foi, que tes voyages n’ont pas été plus longs que sera celui dont tu me parles. Va, tu peux l’assurer que je ne désire pas…


Scène 5
Granger, Charlot, Paquier.
Granger
Que tu demeures plus longtemps ici ? Vite,
Charlot, il faut partir. Songe à l’Adieu dont tu prendras congé des Dieux-Foyers, protecteurs du toit paternel ; car demain l’Aurore porte-safran ne se sera pas plutôt jetée des bras de Tithon dans ceux de Céphale qu’il te faudra fier à la discrétion de Neptune Guide-nefs. C’est à Venise je t’envoie ; « Tuus enim patruus » m’a mandé qu’étant orbe d’hoirs mâles, il avait besoin d’un personnage sur la fidélité duquel il pût se reposer du maniement de ses facultés. Puisque donc tu n’as jamais voulu t’abreuver aux Marets, fils de l’ongle du Cheval emplumé, et que la Lyrique harmonie du savant meurtrier de Python n’a jamais enflé ta parole, essaie si, dans la marchandise, Mercure aux pieds ailés te prêtera son Caducée. Ainsi le turbulent Éole te soit aussi affable qu’aux pacifiques Nids des Alcyons ! Enfin, Charlot, il faut partir.

Charlot
Pour où aller, mon père ?

Granger
À Venise, mon fils.

Charlot
Je vois bien, Monsieur, que vous voulez éprouver si je serais assez lâche pour vous abandonner, et par mon absence vous arracher d’entre les bras un fils unique. Mais non, mon père, si vos tendresses sont assez grandes pour sacrifier votre joie à mon avancement, mon affection est si forte, qu’elle m’empêchera de vous obéir. Aussi, quoique vous puissiez alléguer, je demeurerai sans cesse auprès de vous et serai votre bâton de vieillesse.

Granger
Ce n’est pas pour prendre votre avis, mais pour vous apprendre ma volonté, que je vous ai fait venir. Donc, demain je vous emmaillote dans un Vaisseau pendant que l’air est serein ; car s’il venait à nébulifier, nous sommes menacés, par les Centuries de Nostradamus, d’un temps fort incommode à la Navigation.

Charlot
C’est donc sérieusement que vous ordonnez
de ce voyage ? Mais apprenez que c’est ce que je ne puis faire, et que je ne ferai jamais.


Scène 6
Granger, Fleury, Paquier.
Fleury
Hé bien, mon Cousin, notre Laboureur est-il arrivé ? Ferons-nous ce mariage ?

Granger
Hélas ! mon Cousin, vous êtes arrivé sous les présagieux Auspices d’un oiseau bien infortuné. Soyez toutefois le fatal arbitre de ma noire ou blanche Destinée, et le fidèle étui de toutes mes pensées. Ce riche gendre n’est pas encore venu ; je l’attendais ici, mais lorsque je ne pensais vaquer qu’à la joie, je me vois investi des glaives de la douleur. Mon fils est fol, mon cousin, le pauvre enfant doit une belle chandelle à Saint-Mathurin.

Fleury
Bon Dieu ! Depuis quand ce malheur est-il arrivé ?

Granger
Hélas ! tantôt comme je le caressais, il a voulu se jeter à mon visage et dessiner à mes dépens le portrait d’un Maniaque sur mes joues. Il grommelle en piétinant qu’il n’ira point à Venise. Ho, ho ! le voici ! cachons-nous, et l’écoutons.


Scène 7
Charlot, Fleury,
Granger, Cuistres.
Charlot
Moi j’irais à Venise ? et j’abandonnerais la chose pour laquelle seule j’aime le jour ? J’irai plutôt aux Enfers, plutôt d’un poignard j’ouvrirai le sein de mon barbare Père, et plutôt de mes propres mains ayant choisi son cœur dans un ruisseau de sang, j’en battrai les murailles.

Fleury
Oh ! grand Dieu, quelle rage !

Charlot
Non, mon père, je n’y puis consentir.

Fleury , fuyant.

Liez-le, mon cousin, liez-le ; il ne faut qu’un malheur.

Granger

Piliers de Classes, Tire-gigots, Ciseaux de Portion, Exécuteurs de Justice Latine ; « Adeste subito, adeste, ne dicam advolate ». Jetez-moi promptement vos bras Achillains sur ce Microcosme erroné de chimères abstractives, et liez-le aussi fort que Prométhée sur le Caucase.

Charlot
Vous avez beau faire, je n’irai point.

Granger
Gardez-bien qu’il n’échappe, il ferait un Haricot de nos scientifiques substances.

Charlot

Mais, mon Père, encore dites-moi pour quel sujet vous me traitez ainsi ? Ne tient-il qu’à faire le voyage de Venise pour vous contenter ? J’y suis tout prêt.

Granger

Osez-vous attenter au tableau vivant de ma docte Machine, Goujats de Cicéron ? Songez à vous ; « Iratus est Rex, Reginaque, non sine causa ». Apprenez que j’en dis moins que je n’en pense, et que « Supprimit Orator quæ rusticus edit inepte. »

Charlot
Oui, mon père, je vous promets de vous obéir en toutes choses ; mais pour aller à Venise, il n’y faut pas penser.

Granger
Comment, Frelons de Collège, Rouille de mon Pain, Gangrène de ma substance, cet obsédé n’a pas encore les fers aux pieds ? Vite, qu’on lui donne plus d’entraves que Xerxès n’en mit à l’Océan quand il le voulut faire Esclave.

Charlot
Ah ! mon Père, ne me liez point, je suis tout prêt à partir.

Granger
Ah !
je le savais bien que mon fils était trop bien morigéné pour donner chez lui passage à la frénésie. Va, mon Dauphin, mon Infant, mon Prince de galles, tu seras quelque jour la bénédiction de mes vieux ans. Excuse un esprit prévenu de faux rapports ; je te promets en récompense d’allumer pour toi mon amour au centuple dès que tu seras là.

Charlot

Où, là, mon père ?

Granger
À Venise, mon fils.

Charlot
À Venise, moi ? plutôt la mort.

Granger
Au fou, au fou ! Ne voyez-vous pas comme il m’a jeté de l’écume en parlant ? Voyez ses yeux
tout renversés dans sa tête. Ah ! mon Dieu, faut-il que j’aie un enfant fou ! Vite, qu’on me l’empoigne !

Charlot

Mais encore, apprenez-moi pourquoi on m’attache ?

Un cuistre
Parce que vous ne voulez pas aller à Venise.

Charlot
Moi, je n’y veux pas aller ? On vous
le fait accroire. Hélas ! mon père, tant s’en faut, toute ma vie j’ai souhaité avec passion de voir l’Italie, et ces belles Contrées qu’on appelle le Jardin du Monde.

Granger
Donc, mon fils, tu n’as plus besoin d’Hellébore. Donc, ta tête reste encore aussi
saine que celle d’un Chou cabus après la gelée. Viens m’embrasser, viens mon Toutou, et va-t-en aussitôt chercher quelque chose de gentil et à bon marché, qui soit rare hors de Paris, pour en faire un présent à ton Oncle ; car je te vais tout à cette heure, retenir une place au Coche de Lyon.


Scène
8
Charlot , seul.

Que de fâcheuses conjonctures où je me trouve embarrassé ! Après toute ma feinte, il faut encore ou abandonner ma Maîtresse, c’est-à-dire mourir, ou me résoudre à vêtir un pourpoint de pierre, cela s’appelle Saint-Victor, ou Saint-Martin.


Scène 9
Corbineli, Charlot.

Corbineli
Si vous
voulez me croire, votre voyage ne sera pas long.

Charlot

Ah ! Mon pauvre Corbineli, te voilà. Sais-tu donc bien les malheurs où mon Père m’engage ?

Corbineli
Il m’en vient d’apostropher tout le « Tu autem ». Il vous envoie à Venise ; vous devez partir demain. Mais pourvu que vous m’écoutiez, je pense que si le bonhomme, pour tracer le plan de cette Ville, attend votre retour, il peut
dès maintenant s’en fier à la Carte. Il vous commande d’acheter ici quelque bagatelle à bon marché qui soit rare à Venise, pour en faire un présent à votre Oncle. C’est un couteau qu’il vient d’émoudre pour s’égorger. Suivez-moi seulement.



Acte II
Scène première
Châteaufort , seul.

(
Il s’interroge et se répond lui-même.)
Vous vous êtes battu ? Et donc ? Vous avez eu avantage sur votre ennemi ? Fort bien. Vous l’avez désarmé ? Facilement. Et blessé ? Hon. Dangereusement, s’entend ? À travers le corps. Vous vous éloignerez ? Il le faut. Sans dire adieu au Roi ? Ha, ha, ha ! Mais cet autre, mordiable,
de quelle mort le ferons-nous tomber ? De l’étrangler comme Hercule fit Antée, je ne suis pas Bourreau. Lui ferai-je avaler toute la mer ? Le monument d’Aristote est trop illustre pour un ignorant. S’il était Maquereau, je le ferais mourir en eau douce. Dans la flamme, il n’aurait pas le temps de bien goûter la mort. Commanderai-je à la Terre de l’engloutir tout vif ? Non, car comme ces petits Gentillâtres sont accoutumés de manger leurs terres, celui-ci pourrait bien manger celle qui le couvrirait. De le déchirer par morceaux, ma colère ne serait pas contente s’il restait de ce malheureux un atome après sa mort. Ô ! Dieux, je suis réduit à n’oser pas seulement lui défendre de vivre, parce que je ne sais comment le faire mourir !


Scène 2
Gareau,
Châteaufort.
Gareau
Vartigué, vela de ces mangeux de petis enfans. La végne de la Courtille, belle montre et peu de rapport.

Châteaufort
Où vas-tu, bonhomme ?

Gareau
Tout devant moi.

Châteaufort
Mais je te demande : « Où va le chemin que tu fais ? »

Gareau
Il ne va pas, il ne bouge.

Châteaufort
Pauvre rustre, ce n’est pas cela que je veux savoir : je
te demande si tu as encore bien du chemin à faire aujourd’hui.

Gareau
Nanain da, je le
trouvarai tout fait.

Châteaufort
Tu parais, Dieu me damne, bien gaillard pour n’avoir pas dîné.

Gareau
Dix nez ? Qu’en
fera - je de dix ? Il ne m’en faut qu’un.

Châteaufort
Quel Docteur ! Il en sait autant que son Curé.

Gareau

Aussi sije. N’est-il pas bien curé qui n’a rien au ventre ? Hé, là, ris Jean, on te frit des œufs. Testigué, est-ce à cause qu’ous êtes Monsieu, qu’ous faites tant de menes ? Dame, qui tare a, guare a. Tenez, n’avons point veu malva ? Bonjou donc, Monsieu s’tules. Hé qu’est - ce donc ? Je pense donc qu’ous me prendrais pour queuque inorant ? Hé si tu es riche, dîne deux fois. Aga quien, qui m’a angé de ce galouriau ? Bonefi sfesmon ! Vela un homme bien vidé ; vela un angein de belle déguesne ; vela un biau vaissiau s’il avait deux saicles sur le cul. Par la morguoi, si j’avoüas une sarpe ei un bâton, je feroüas un Gentizome tout au queu. C’est de la Noblesse à Maquieu Furon, va te couché, tu souperas demain. Est-ce donc, pelamor, qu’ous avez un engain de far au côté qu’ous fêtes l’Olbrius et le Vaspasian ? Vartigué, ce n’est pas encore come-ça. Dame acoutez, je vous dorois bian de la gaule par sous l’huis ; mais par la morguoy ne me jouez pas des Trogédies, car je vous ferouas du bezot. Jarnigué, je ne sis pas un gniais. J’ai été sans repruche Marguillier, j’ai été Beguiau, j’ai été Portofrande, j’ai été Chasse-chien, j’ai été Guieu et Guiebe, je ne sais pus qui je sis. Mais ardé de tout ça brerrr, j’en dis du Mirliro, parmets que j’aie de Stic.

Châteaufort
Malheureux excommunié, voilà bien du haut style.

Gareau

Monsieu de Marsilly m’appelet bian son bâtar. Il ne s’en est pas falli l’espoisseur d’un tornas qu’il ne fait apprenti Conseillé ! « Vien ça, ce me fit-il une fois, gros fils de Putain, car j’équions tout comme deux frères. Je veux, ce fit-il, que tu venais, ce fit-il, autour de moi, ce fit-il, dans la Turquise, ce me fit-il. — Ô ! ce l’y fis-je, cela vous plaît à dire. Non-est, ce me fitil. — Ô ! si est, ce l’y fis-je. — Ô ! ce me fis-je à part moi : Écoute, Jean, ne faut point faire le bougre, faut sauter. » Dame je ne fesi point de défigurance davantage, je me bouti avec li cahin caha, tout à la maxite Françoase. Mais quand on g’ny est, on g’ny est. Bonne - fy pourtant, je paraissi un sot basquié, un sot basquié je paraissi car Martin Binet… Et y à propos Denis le balafré, son onque, ce grand ecné, s’en venit l’autre jour la remontée lantarner environ moi. Ah ! ma foi, ma foi, je pense que Guieu-marci, je vous l’y ramenis le pus biau chinfregniau sus le moustafa qu’oul l’y en demeuri les badigoines écarboûillées tout avaux l’hyvar. Que Guiebe aussi ! Tous les jours que Guieu feset, ce bagnoquier-là me ravaudet comme un Satan. C’étet sa soeur qui épousit le grand Tiphoine. Acoutez, ol n’a que faire de faire tant de l’enhasée, ol n’a goûte ne brin de biau. Parmafi, comme dit l’autre, ce n’est pas grand chance ; la Reyne de Nior, malhureuse en biauté. Pour son homme, quand oul est des-habillé, c’est un biau cor nu. Mais regardez un petit, ce n’étet encore qu’une varmene et si ol feset déjà tant la dévargondée, pour autant qu’ol sçavet luire dans les Sessiaumes, qu’on n’en savet chevir. Ol se carret comme un pou dans eune rogne. Dame aussi ol avet la voix, révérence parlé, aussi finement claire qu’eune iau de roche. Len diset que Monsieur le Curé avet bian trampé souvent son Goupillon dans son Benaiquié, mais ardé sont des médiseux, les faut laisser dire ; et pis quand oul auret ribaudé un tantinet, c’est à ly à faire, et à nous à nous taire, pis qu’il donne bien la pollution aux autres, il ne l’oublie pas pour ly. Monsieu le Vicaire itou étet d’une humeur bian domicile et bian turquoise ; mais ardé…

Châteaufort
Et de grâce, Villageois, achève-nous tes aventures du voyage de Monsieur de
Marsilly.

Gareau
Oh, oh ! ous n’êtes pas le Roi Minos, ous êtes le Roi Priant. Ô donc je voyagîme sur l’Or riant et vers la Mardi Terre Année.

Châteaufort
Tu veux dire au contraire, vers l’Orient sur la
Méditerranée.

Gareau
Hé bian, je me
reprens, un var se reprent bien. Mais guian si vous pansiais que je devisiesme entendre tous ces tintamares - là, comme vous autres Latiniseurs, Dame nanain. Et vous, comme guiebe, déharnachez vous votre Philophie ? J’arrivisme itou aux Deux Trois de Gilles le bâtard, dans la Transvilanie, en Bethlian de Galilene, en Harico, et pis au pays… Au pays… Au pays… Du Beurre.

Châteaufort
Que Diable veux-tu dire, au pays du Beurre !

Gareau
Oui, au pays du Beurre.
Tant quia que c’est un pays qui est mou comme beurre, et où les gens sont durs comme piare. Ha ! c’est la Graisse ; hé bian, les gens n’y sont-ils pas bian durs, pis que ce sont des Grets ? Et pis après cela, je nous en allîmes, révérence parlé, en un pays si loin, si loin ; je pense que mon Maître appelet cela le pays des Bassins, où le monde est noir comme des Antrechrists. Ardé, je crois fixiblement que je n’eussiesme pas encore cheminé deux glieues, que j’eussiesmes trové le Paradis et l’Enfar. Mais tenez, tout ce qui me semblit de pus biau à voir, c’est ces petits Sarrasins d’Italise ; cette petite grene d’andouille n’est pas plus grande que savequoy, et s’ils sçavont déjà parler Italian. Dame je ne fesismes là guère d’ordure. Je nous bandîmes nos quaisses tout au bout du monde dans la Turquise, moi et mon Maître. Parmafi, pourtant je disis biantôt à mon Maître qu’oui s’en revenit. « Hé quement, quelle vilanie ? Tous ces Turs - là sont tretous huguenots comme des chiens. » Oul se garmantet par escousse de leur bailler des exultations à la Turquoise.

Châteaufort
Il faut dire des exhortations à la Turque.

Gareau

Ô bian, tant quia qu’il les sarmonet comme il falet.

Châteaufort
Ton Maître savait donc l’Idiome Turc ?

Gareau
Hé vrament oui oul sçavet ; tous ces Gerosmes-là ; les avet-il pas veus dans le Latin ? Son frère itou étet bien savant, mais oul n’étet pas encore si savant, car n’en marmuset qu’oul n’avet appris le Latin qu’en François. C’étet un bon Nicolas, qui s’en allet tout devant ly, hurlu brelu, n’en eut pas dit qu’oul y touchet, et stampandant oul marmonet toujours dans une bâtelée de Livres. Je ne me sauras tenir de rire, quand je me ramenteu des noms si biscornus, et si, par le sanguoi tout ça étet vrai, car oui étet moulé. D’auquns s’intilaient, s’intulaient : ouay ? Ce n’est pas encore comme ça. S’inlutilaient, j’y sis casi. S’intilutaient, sin, sin, sin. Tanquia que je m’entens bian.

Châteaufort
Tu veux dire s’intitulaient.

Gareau
Oui, oui, sin, sin, héla qui se fesaient comme vous dites. Vela tout comme il le défrinchet. Je ne sais pu où j’en sis, vous me l’avez fait pardre.

Châteaufort
Tu parlais du nom de ces Livres.

Gareau
Ces Livres donc, pis que Livres y a. Ouay ? Ha je sais bian. Oui y avet des Amas de Gaules, des Cadets de Tirelire, et des Aînez de Vigile.

Châteaufort
Il faut dire, mon grand ami, des Amadis de Gaule, des Décades de Tite-live, des Énéides de Virgile. Mais poursuis.

Gareau
Ô ! par le sangué, va-t-en chercher tes poursuiveux. Aga qu’il est raisonnabe aujourd’hui, il a mangé de la soupe à neuf heures. Hé si je ne veux pas dire comme ça, moi ? Tant quia qu’à la parfin je nous en revinsmes. Il apportit de ce pays-là tant de guiamans rouges, des Hémorroïdes vartes et une grande épée qui atteindret d’ici à demain. C’est à tous ces farremens que ces mangeux de petis enfans se batont en deuil. Il apportit itou de petis engingorniaux remplis de naissance à celle fin de conserver, ce feset-il, l’humeur ridicule, à celle fin, se feset-il, de vivre aussi longtemps que Maquieu Salé. Tenez, n’avons-nous point veu Nique-douille, qui ne sçauret rire sans montrer les dants ?

Châteaufort
Je ne ris pas de la vertu de tes essences.

Gareau
Ô guian, sachez que les naissances ont de marveilleuses propretés. C’est un certain oignement dont les Ancians s’oignient quand ils estient morts, dont ils vivient si longuement. Mais morgué, il me viant de souvenir que vous vouliais tantôt que je vous disi le nom de ces Livres.
Et je ne veux pas moi ; et vous êtes un sot drès là ; et testigué, ous êtes un inorant là-dedans. Car ventregué si vous êtes un bon diseux, morgué, tapons-nous donc la gueule comme il faut. Dame il ne faut point tant de beurre pour faire un cartron. Et quien et vela pour toi.
(Il le frappe.)

Châteaufort
Ce coup ne m’offense point, au contraire, il publie mon courage invincible à souffrir. Toutefois afin que tu ne te rendes pas indigne de pardon par une seconde faute, encore que ce soit ma coutume de donner plutôt un coup d’épée qu’une parole, je veux bien te dire qui je suis. J’ai fait en ma vie septante mille combats, et n’ai jamais porté botte qui n’ait tué sans confession.
Ce n’est point que j’aie jamais ferraillé le fleuret, je suis adroit la grâce à Dieu ; et partant la science que j’ai des armes, je ne l’ai jamais apprise que l’épée à la main. Mais que cet avertissement ne t’effraye point ; je suis tout cœur et il n’y a point, par conséquent, de place sur mon corps où tu puisses adresser tes coups sans me tuer. Sus donc, mais gardons la vue, ne portons point de même temps, ne poussons point de près, ne tirons point de seconde : mais vite, vite, je n’aime pas tant de discours. Mardieu, depuis le temps je me serais mis en garde, j’aurais gagné la mesure, je l’aurais rompue, j’aurais surpris le fort, j’aurais pris le temps, j’aurais coupé sous le bras, j’aurais marqué tous les battements, j’aurais tiré la flanconade, j’aurais porté le coup de dessous, je me serais allongé de tierce sur les armes, j’aurais quarté du pied gauche, j’aurais marqué feinte à la pointe et dedans et dehors, j’aurais estramaçonné, ébranlé, empiété, engagé, volté, porté, paré, riposté, quarté, passé, désarmé, et tué trente hommes.

Gareau

Vramant, vramant, vela bian la Musicle de Saint - Innocent, la pus grande piqué du monde. Quel embrocheux de Limas. Et quien, quien, vela encore pour t’agacer.
(Il le frappe encore.)

Châteaufort
Je ne sais, Dieu me damne, ce que m’a fait ce maraud, je ne me saurais fâcher contre lui.
(Il
le frappe.)
Foi de Cavalier, cette gentillesse me charme.
(Il le frappe encore.)
Voilà le faquin du plus grand cœur que je vis jamais.
(
Il est frappé derechef.)
Il faut nécessairement, ou que ce bélître soit mon fils, ou qu’il soit Démoniaque. D’égorger mon fils à mon escient, je n’ai garde ; de tuer un possédé j’aurais tort, puisqu’il n’est pas coupable des fautes que le Diable lui fait faire. Toutefois, ô pauvre Paysan, sache que je porte à mon côté la Mère nourrice des Fossoyeurs ; que de la tête du dernier Sophi je fis un pommeau à mon épée ; que du vent de mon chapeau je submerge une Armée navale, et que qui veut savoir le nombre des hommes que j’ai tués n’a qu’à poser un neuf, et tous les grains de sable de la mer ensuite qui serviront de Zéros.
(
Il est encore battu.)
Quoique tu fasses, ayant protesté que je gagnerais cela sur moi-même, de me laisser battre une fois en ma vie, il ne sera pas dit qu’un maraud comme toi me fasse changer de résolution.
(Gareau se retire
en un coin du Théâtre, et le Capitan demeure seul.)
Quelque faquin de cœur bas, et ravalé, aurait voulu mesurer son épée avec ce vilain ; mais moi qui suis gentilhomme, et gentilhomme d’extraction, je m’en suis fort bien su garder.
Il ne s’en est cependant quasi rien fallu que je ne l’aie percé de mille coups, tant les noires vapeurs de la bile offusquent quelquefois la clarté des plus beaux Génies. En effet j’allais tout massacrer. Je jure donc aujourd’hui par cette main, cette main dispensatrice des couronnes et des houlettes, de ne plus dorénavant recevoir personne au combat, qu’il n’ait lu devant moi sur le pré ses Lettres de Noblesse ; et pour une plus grande prévoyance, je m’en vais faire promptement avertir Messieurs les Maréchaux qu’ils m’envoient des Gardes pour m’empêcher de me battre ; car je sens ma colère qui croît, mon cœur qui s’enfle, mon sang qui s’allume, et les doigts qui me démangent de faire un homicide. Vite, vite, des Gardes, car je ne réponds plus de moi. Et vous autres, Messieurs, qui m’écoutez, allez m’en quérir toute à l’heure, ou par moi tantôt vous n’aurez point d’autre lumière à vous en retourner que celle des éclairs de mon sabre, quand il vous tombera sur la tête. Et la raison est que je vais, si je n’ai un garde souffler d’ici le Soleil dans les Cieux comme une chandelle. Je te massacrerais, mais tu as du cœur et j’ai besoin de soldats.


Scène 3
Granger, Gareau, Manon, Fleury.
Manon
Quel démêlé donc, mon pauvre Jean, avais-tu avec ce Capitaine ?

Gareau
Aga, on me venet
ravodé de sa Philophie. Ardé tenez, c’est tout fin dret comme ce grand Cocsigruë de Monsieu du Meny ; vous sçavez bian ? Qui avet ces grands penaches quand je demeurais chez Mademoirelle de Carnay. Dame, pelamor, qu’oul étet brave comme le temps, qu’oul luiset dans le moulé, qu’oul jargonet par escousse des Asnes à Batiste, des Pères-Paticiers ; il velet que je l’y fisiesmes tretous l’obenigna. Pelamor itou, à ce que suchequient les médiseux, qu’avec Mademoirelle notre Métraisse, il boutet cety-cy dans cety-là (ce n’est pas ce « nonobstant », comme dit l’autre, pour ce chore-là, car, ardé, bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée). Mais par la morguoy sphesmon, c’étet un bel oisiau pour torner quatre broches ; et pis étou l’en marmuset qu’oul étet un tantet tarabusté de l’entendement. Bonnefy, la barbe ly étet venue devant eune bonne Ville, ol lui étet venue devant Sens. Ce Jean qui de tout ce mêle, il y a déjà eune bonne escousse da, s’en venit me ramener avos les eschegnes eune houssene de dix ans. Vartigué, je n’êtes pas gentizome pour me battre en deuil, mais… Ô don c’étet mademoirelle, notre métraisse, qui m’avet loué et stampandant il voulet, ce dit-il, me faire, ce dit-il, enfiler la porte. « Ô, ce me fit-il, je te ferai bien enfiler la porte, ce fit-il. » Guian, cette parole-là me prenit au cœur. « Ô par la morguoy, ce l’y fis-je, vous ne me ferais point enfiler la porte, et pis, au fons, ce l’y fis-je, c’est Mademoirelle qui m’a loué : si Mademoirelle veut que je l’enfile, je l’enfilerai bian, mais non pas pour vous. »

Granger
Or ça notre gendre, mettons toutes
querelles sous le pied, et donnons leur d’un oubli à travers les hypocondres. Si l’Hyménée porte un flambeau, ce n’est pas celui de la Discorde. Il doit allumer nos cœurs, non pas notre fiel : c’est le sujet qui nous assemble tous. Voilà ma fille qui voudrait déjà qu’on dit d’elle et de vous : « Sub, super, in, subter, casu junguntur utroque, in vario sensu ».

Manon
Mon Père, je ne suis pas capable de former des souhaits, mais de seconder les vôtres. Conduisez ma main dans celle que vous avez choisie, et vous verrez votre fille d’un visage égal, ou descendre, ou monter.

Granger
Rien donc ne nous empêche plus de conclure cet accord, aussitôt que nous saurons les natures de votre bien.


Fleury
Là donc, ne perdons point de temps.

Granger

Vos facultés consistent-elles en rentes, en maisons, ou en meubles ?

Gareau
Dame oui, j’ai très bian de tout ça, par le
moyan d’un héritage.

Granger

Qu’on donne promptement un siège à Monsieur ; Manon, saluez votre mari. Cette succession est-elle grande ?

Gareau
Elle est de vingt-mille francs.

Granger

Vite, Paquier, qu’on mette le couvert.

Gareau
(
Il se met dans une Chaise.)
Là, là, vous moquez-vous ? Rafubez votre bonnet ; entre nous autres, il ne faut point tant de
fresmes ni de simonies. Hé ! qu’es - ce donc ? Notre dinse, n’en diret que je ne nous connaissiens plus. Quoi ous avez bouté en obliviance de quand ous esquiais au Chaquiau ? Parguene alez, ous n’esquiais qu’un petit Navet en ce temps-là, ous êtes à cette heure-ci eune Citrouille bian grosse. Vrament laissez faire, je pense que guieu marci, j’avons bian sarmoné de vous, feu notre mainagère et moi. Si vous étet venu des cornes toutes les fois que les oreilles vous ont corné (ce que j’en dis, pourtant, ce n’est pas que j’en parle, ce crois-je bian qu’ous en avez assez sans nous). Tanquia que, ô ! donc, pour revenir à notre conte, jernigoy, j’équiesmes tous deux de méchantes petites varmenes. J’alliesmes vreder avaux ces bois. Et y à propos, ce biau marle qui sublet si finement haut, hé bian, regardez, ce n’étet que le Clocu Fili Davi ! Ous esquiais un vrai jui d’Avignon en ce temps-là : ous esquiais tréjours à pandiller entour ces cloches, et y à sauter comme un Maron. Ô bian, mais ce n’est pas le tout que des choux, il faut de la graisse.

Granger
Avez-vous ici les Contrats acquisitoires de ces héritages-là ?

Gareau
Nanain vrament, et si l’on ne me les veut pas donner ; mais je me doute bian de ce
qu’oul y a. Testigué, je m’amuse bian à des papiers, moi. Hé ! ardé, tous ces brinborions de Contrats, ce n’est que de l’écriture qui n’est pas vraie, car ol n’est pas moulée. Oh bian, acoutez la, c’est eune petite sussion qui est vrament bian grande da, De Nicolas Girard ; hé là, le père de ce petit Louis Girard qui étet si sémillant, ne vous sçauriais vous recorder ? C’est ly qui s’alit neger à la grand Mare. Ô bian son père est mort, et si je l’avons conduit en tare, s’il a plû à Guieu, sans repruche, comme dit l’autre. Ce pauvre Guiebe étet allé dénicher des Pies sur l’Orme de la comère Massée. Dame, comme oul étet au Copiau. Le vela, bredi breda, qui commence à griller tout avaux les branches et cheit eune grande escousse, pouf, à la renvarse. Guieu bénit la Chresquianté ! Je crois que le cœur l’y escarbouillit dans le ventre, car oul ne sonit jamais mot, ne grouillit, sinon qu’oul grimonit en trépassant : « Guiebe set de la Pie et des Piaux. » Ô donc ly il étet mon Compère et sa femme ma Comère. Or ma Comère, pis que Comère y a, auparavant que d’avoir épousé mon Compère, avet épousé en preumières nopces le Cousain de la Brû de Piare Olivier, qui touchet de bian près à Jean Hénault, de par le Gendre du Biau-frère de son Onque. Or cely - cy, retenez bian, avet eu des enfans de Jaquelaine Brunet qui mourirent sans enfans. Mais il se trouve que le Neveu de Denis Gauchet avet tout baillé à sa Femme par Contrat de mariage, à celle fin de frustriser les hériquers de Thomas Plançon qui devient y rentrer, pis que sa Mère - grand n’avet rian laissé aux Mineurs de Denis Vanel l’esné. Or donc, il se trouve que je somes parens en queuque magnière de la Veuve de Denis Vanel le jeune, et par conséquent ne devons-je pas avoir la sussion de Nicolas Girard ?

Granger
Mon ami, je fais ouvrir à ma conception plus d’yeux que n’en eut jamais le Berger Gardien de la vache
Io, et je ne vois goutte en votre affaire.

Gareau
Ô
Monsieu, je m’en vas vous l’éclaircir aussi finement claire que la voix des enfans de chœur de notre Village. Acoutez donc : il faut que vous sachiais que la Veuve de Denis Vanel le jeune, dont je sommes parens en queuque magnière, étet fille du second lit de Georges Marquiau, le Biau-frère de la Soeur du Neveu de Piare Brunet, dont lavons tantôt fait mention. Or, il est bian à clair que si le Cousain de la Brû de Piare Olivier, qui touchet de bian près à Jean Hénault de par le Gendre du Biau-frère de son Onque, étet Père des Enfans de Jaquelaine Brunet, trépassés sans enfants, et qu’après tout ce tintamare - là on n’avet rian laissé aux Mineux de Denis Vanel le jeune, j’y devons rentrer, n’est-ce pas ?

Granger

Paquier, repliez la nappe, Monsieur n’a pas le loisir de s’arrêter. Ma foi, beau Sire, depuis le jour que Cupidon ségrégea la Lumière du Chaos, il ne s’est point vu sous le Soleil un démêlé semblable. Dédale et son Labyrinthe en ont bien dans le dos. Je vous remercie cependant de l’honneur qu’il vous plaisait nous faire. Vous pouvez promener votre Charrue ailleurs que sur le champ virginal du ventre de ma Fille.

Manon
Les Valets de la Fête vous remercieront.

Fleury
Vous avez bon courage, mais les jambes vous faillent.


Gareau
Ma foi voire. Aussi bian n’en velai-je
pus. J’aime bian mieux eune bonne grosse Mainagère qui vous travaille de ses dix doigts, que non pas de ces Madames de Paris qui se fesont courtiser des Courtisans. Vous verrais ces Galouriaux, tant que le jour est long, leur dire : « Mon cœur, Mamour ; Parcy, Parla ; Je le veux bian, Le veux-tu bian ? » Et pis c’est à se sabouler, à se patiner, à plaquer les mains au commencement sur les joues, pis sur le cou, pis sur les tripes, pis sur le brinchet, pis encore pus bas, et ainsi le vit se glisse. Stanpendant, moi qui ne veux pas qu’on me fasse des Trogédies, si j’avouas treuvé queuque Ribaut licher le morviau à ma femme, comme cet affront - là frape bian au cœur, peut-être que dans le désespoir je m’emporterouas à jeter son chapiau par les fenêtres, pis ce seret du scandale ; Tigué, queuque gniais.

Granger
Ô espérances futiles du concept des humains ! De même
les Chats, tu ne flattes que pour égratigner, Fortune malicieuse !


Scène 4
Corbineli, Granger, Paquier.
Corbineli

Elle n’est pas seulement malicieuse, elle est enragée. Hélas ! tout est perdu, votre Fils est mort.

Granger
Mon Fils est mort ! Es-tu hors
du sens ?

Corbineli
Non, je parle sérieusement : votre Fils à la vérité n’est pas mort, mais il est entre les mains des Turcs.

Granger
Entre les mains des Turcs ? Soutiens-moi, je suis mort.

Corbineli
À peine étions-nous entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle au Quai de l’École…

Granger
Et qu’allais-tu faire à l’École, Baudet ?

Corbineli
Mon Maître s’étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d’acheter quelque bagatelle qui fut rare à Venise, et de peu de valeur à Paris, pour en régaler son Oncle, s’était imaginé qu’une douzaine de Cotrets n’étant pas chers, et ne s’en trouvant
point, par toute l’Europe de mignons comme en cette Ville, il devait en porter là. C’est pourquoi nous passions vers l’École pour en acheter ; mais à peine avions-nous éloigné la côte, que nous avons été pris par une Galère Turque.

Granger
Hé ! de par le Cornet retors de Triton Dieu Marin,
qui jamais ouït parler que la Mer fût à Saint-Cloud ? Qu’il y eût là des Galères, des Pirates, ni des Écueils ?

Corbineli
C’est en cela que la chose est plus merveilleuse. Et
quoique l’on ne les ait point vus en France que là, que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusqu’ici entre deux Eaux ?

Paquier
En effet, Monsieur, les Topinambours qui demeurent quatre ou cinq cents lieues au-delà du monde, vinrent bien autrefois à Paris, et l’autre jour encore les Polonais
eurent bien l’impudence d’enlever la Princesse Marie, en plein jour, à l’Hôtel de Nevers, sans que personne osât branler.

Corbineli
Mais ils ne se sont pas contentés de ceci, ils ont voulu poignarder votre Fils…

Paquier
Quoi ! sans confession ?

Corbineli
S’il ne se rachetait par de l’argent.

Granger
Ah ! les misérables ! c’était pour incuter la peur dans cette jeune poitrine.

Paquier
En effet, les Turcs n’ont garde de toucher l’argent des Chrétiens, à cause qu’il a une Croix.

Corbineli
Mon Maître ne m’a jamais pu dire autre chose, sinon : « Va-t-en trouver mon Père, et lui dis… » Ses larmes aussitôt, suffoquant sa parole, m’ont bien mieux expliqué qu’il n’eût su faire, les tendresses qu’il a pour vous…

Granger
Que diable aller faire aussi dans la galère d’un Turc ? D’un Turc ! « Perge ».

Corbineli
Ces Écumeurs impitoyables ne me voulaient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fusse jeté aux genoux du plus apparent d’entre eux. « Hé ! Monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez-moi d’aller avertir son Père qui vous enverra tout à l’heure sa rançon. »

Granger
Tu ne devais pas parler de rançon, ils se seront moqués de toi.

Corbineli
Au contraire. À ce mot, il a un peu rasséréné sa face. « Va, m’a-t-il dit ; mais si tu n’es
ici de retour dans un moment, j’irai prendre ton Maître dans son Collège, et vous étranglerai tous trois aux antennes de notre Navire. » J’avais si peur d’entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le Diable ne me vint emporter étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jeté dans un Esquif pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.

Granger
Que Diable aller faire dans la Galère d’un Turc ?

Paquier
Qui n’a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.

Granger
Mais penses-tu qu’il soit bien résolu d’aller à Venise ?

Corbineli
Il ne respire autre chose.

Granger
Le mal n’est donc pas sans remède.
Paquier, donne-moi le réceptacle des instruments de l’Immortalité, « Scriptorium scilicet ».

Corbineli
Qu’en désirez-vous faire ?

Granger
Écrire une Lettre à ces Turcs.

Corbineli
Touchant quoi ?

Granger
Qu’ils me renvoient mon fils, parce que j’en ai affaire. Qu’au reste ils doivent excuser
la jeunesse qui est sujette à beaucoup de fautes ; et que s’il lui arrive une autre fois de se laisser prendre, je leur promets, foi de Docteur, de ne leur en plus obtondre la faculté auditive.

Corbineli
Ils se moqueront, par ma foi, de vous.

Granger
Va-t-en donc leur dire de ma part ; que je suis
prêt de leur répondre par-devant notaire ; que le premier des leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renverrai pour rien… (Ha ! que Diable, que Diable, aller faire en cette Galère ?) Ou dis leur qu’autrement je vais m’en plaindre à la Justice. Sitôt qu’ils l’auront remis en liberté, ne vous amusez ni l’un ni l’autre, car j’ai affaire de vous.

Corbineli
Tout cela s’appelle dormir les yeux ouverts.

Granger
Mon Dieu, faut-il être ruiné à l’âge où je suis ? Va-t-en avec Paquier, prends le reste du Teston que je lui donnai pour la dépense il n’y a que huit jours. (Aller sans dessein dans une Galère !) Prends tout le reliquat de cette pièce. (Ha ! malheureuse
géniture, tu me coûtes plus d’or que tu n’es pesant). Paye la rançon et ce qui restera, emploie-le en œuvres pies. (Dans la Galère d’un Turc !). Bien, va-t-en. (Mais misérable, dis-moi, que Diable allais-tu faire dans cette Galère ?). Va prendre dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon Père l’année du grand Hiver.

Corbineli
À quoi bon ces fariboles ! Vous n’y êtes pas. Il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.

Granger
Cent pistoles ! Ha ! mon fils, ne tient-il qu’à ma vie pour conserver la tienne ? Mais cent pistoles ! Corbineli, va-t-en lui dire qu’il se laisse pendre sans dire mot ; cependant qu’il ne
s’en afflige point, car je les en ferai bien repentir.

Corbineli
Mademoiselle Genevote n’était pas trop sotte, qui refusait tantôt de vous épouser
sur ce qu’on l’assurait que vous étiez d’humeur, quand elle serait Esclave en Turquie, de l’y laisser.

Granger
Je les ferai mentir. S’en aller dans la Galère d’un Turc ! Hé quoi faire, de par tous les Diables, dans cette Galère ? Ô ! Galère, galère, tu mets bien ma bourse aux galères.



Scène 5
Paquier, Corbineli.

Paquier
Voilà ce que c’est que d’aller aux galères. Qui Diable le pressait ? Peut-être que s’il eût eu la patience d’attendre encore huit jours, le Roi l’y eut envoyé, en si bonne compagnie, que les Turcs ne l’eussent pas pris.

Corbineli

Notre « Domine » ne songe pas que ces Turcs me dévoreront.

Paquier
Vous êtes à l’abri de ce côté-là, car les Mahométans ne mangent point de porc.



Scène 6
Granger, Corbineli, Paquier.
Granger

Tiens, va-t-en, emporte tout mon bien.


Scène 7
Corbineli, Charlot.
Corbineli , frappant à la porte de La Tremblaye.

Montjoie Saint-Denis ! Ville gagnée ! « Accede », Granger le jeune, « accede ». Ô le plus heureux des hommes ! ô le plus chéri des Dieux ! Tenez, prenez, parlez à cette bourse, et lui demandez ce que je vaux.

Charlot
Allons vite, allons inhumer cet argent, mort pour mon Père, au coffre de Mademoiselle Genevote :
ce sera de bon cœur et sans pleurer, que je rendrai les derniers devoirs à ce pauvre trépassé. Et cependant admirons la médisance du peuple qui jurait que mon Père bien loin de consentir au mariage de Mademoiselle Genevote et de moi, prétendait lui-même à l’épouser, et voici que pour découvrir l’imposture des calomniateurs, il envoie de l’argent pour faire les frais de nos cérémonies.


Scène 8
Granger,
Paquier.
Granger

Fortune, ne me regarderas-tu jamais qu’en rechignant ? Jamais ne riras-tu pour moi ?

Paquier
Ne savez-vous pas qu’elle est une roue, Damoiselle Fortune ? Elle serait bien ladre d’avoir envie de rire. Mais, monsieur, assurément que vous êtes ensorcelé.

Granger
As-tu quelquefois entendu frétiller sur la minuit dans ta chambre quelque chose de noir ?

Paquier
Vraiment, vraiment, tantôt j’entends traîner des chaînes à l’entour de mon lit ; tantôt je sens coucher entre mes draps une grande masse lourde ; tantôt j’aperçois à notre Âtre une Vieille toute ridée se graisser, puis, à califourchon sur un balai, s’envoler par la cheminée. Enfin je pense que notre Collège est l’Icon, le Prototype, et le Père-grand du château de Bicêtre.

Granger
Il serait donc à propos, ce me semble, de prendre garde à moi. Quelque Incube pourrait bien venir habiter avec ma fille, et faire pis encore, butinant les reliques de mon chétif et malheureux « Gaza ». Ma foi, pourtant, Diables Folets, si vous attendez cela pour dîner, vous n’avez qu’à dire Grâces. Je m’en vais faire prendre à toutes mes Chambres chacune une Médecine d’eau bénite. Ils pourraient bien toutefois me voler d’un côté, quand je les conjurerais de l’autre. N’importe, Paquier, va-t-en chercher sous mes grandes armoires un vieux Livre de Plain-chant ; déchire-le par morceaux, et en attache un feuillet à chaque avenue de ma Chambre, comme aux portes, aux fenêtres, à la cheminée ; et principalement enduis-en un certain coffre-fort, fidèle dépositaire de mon magasin. Écoute, écoute, Paquier, il vient de me souvenir que les Démons s’emparent des Trésors égarés ou perdus : de peur que quelqu’un d’eux ne vienne à se méprendre, souviens-toi bien d’écrire sur la pièce de game qui couvre la serrure, mais en gros caractères : « Il n’est égaré ni perdu, car je sais bien qu’il est là ». Je me veux divertir de ces pensées mélancoliques. Ces imaginations sépulcrales usent bien souvent l’âme auparavant le corps.

Paquier
« Adesto » : va-t-en au logis de ma toute belle Navre-coeur. Souhaite-lui de ma part le bon jour qu’elle ne me donne pas. Parle-lui avantageusement de mon amour. Et sur tout ne l’entretiens que de Feux, de Charbons, et de Traits. Va vite, et reviens m’apporter la réponse.


Scène 9
Paquier, Genevote.
Paquier , seul.

De Feux, de Charbons, et de Traits. Cela n’est pas si aisé qu’on dirait bien.

Genevote , arrivant.

Comment se porte ton Maître, Paquier ?

Paquier
Il se porte comme se portait Saint-Laurent sur le Gril : roussi, noirci, rôti, et tout cela par Feu.

Genevote
Je ne sais pas s’il souffre ce que tu dis ; mais je te puis assurer que du jour qu’il commença de m’aimer, je commençai de mériter la Couronne du Martyre. Ô ! Paquier, fidèle témoin de ma passion, dis à ton Maître, que sa chère et malheureuse Genevote, verse plus d’eau de ses yeux que sa bouche n’en boit, qu’elle soupire autant de fois qu’elle respire, et que…

Paquier
Mademoiselle, je vous prie, laissons-là toutes ces choses, parlons seulement de ce dont mon Maître m’a commandé de vous entretenir. Dites-moi, avez-vous beaucoup de bois pour l’Hiver ? Car mon Maître ne se peut passer de Feu.


Genevote
Sans mentir, j’aurais bien le cœur de roche, s’il n’était pénétrable aux coups des perfections de ton Maître.

Paquier
Bon Dieu, quel Coq-à-l’âne ! Répondez-moi catégoriquement : n’avez-vous jamais vu de Feu Saint-Elme ?

Genevote
Je ne sais de quoi tu me parles ; je voudrais seulement que Monsieur Granger…

Paquier
Vous ne savez-donc pas que votre fréquentation a rempli mon Maître de Feu sauvage ?


Genevote
Mon pauvre Paquier, si tu m’aimes, je te supplie entretiens moi d’autre chose ; parle-moi de l’Amour que ton Maître me porte.

Paquier
Ce n’est pas là ce dont j’ai à vous parler. Mais à quoi Diable vous sert de tourner ainsi la Truie au foin. Dites-moi donc, ferez-vous cette année du feu Grégeois à la Saint-Jean ?

Genevote
Plût à Dieu que je pusse découvrir ma flamme à ton Maître sans l’offenser, car je brûle pour lui…

Paquier
Ha ! bon cela.

Genevote
D’une amour si violent que je souhaiterais qu’une moitié de lui devint une moitié de moi-même ; mais la glace de son cœur…

Paquier
Hé bien, ne voilà pas toujours quitter notre propos ? Et tout cela de peur que votre âme ne prenne feu parmi tant d’autres, mais ma foi, il n’en ira pas ainsi. Il y a trois Feux dans le Monde, Mademoiselle : le premier est le Feu Central ; le second, le Feu Vital ; et le troisième, le Feu Élémentaire. Ce premier en a trois sous soi qui ne diffèrent que par les Accidents : le Feu de Collision, le Feu d’Attraction, et le Feu de Position.

Genevote
As-tu fait dessein de continuer tes extravagances jusques au bout du Jugement ?

Paquier
Mais vous-même, avez-vous fait dessein de me faire enrager jusques à la fin du Monde ? Vous me venez parler de l’amour que vous portez à mon Maître : voilà de belles sottises ! Ce n’est pas cela qu’on vous demande. Je veux seulement que vous sachiez que Monsieur Granger n’est qu’un Feu Follet depuis qu’il vous a vue ; que bientôt, aussi bien que lui, vous arderez. S’il plaît à Dieu, du Feu Saint-Antoine, et que… Mais où Diable pêcher de nouveau Feu ? Ha ! par ma foi j’en tiens, mademoiselle, Feu votre Père et Feu votre Mère, avaient-ils fort aimé feu leurs parents ? Car Feu le Père et Feu la Mère de Monsieur Granger avaient chéri passionnément Feu les Trépassés ; et je vous jure que le Feu est une chose si inséparable de mon Maître, qu’on peut dire de lui (quoi qu’il soit plein de vie) : « Feu le pauvre Monsieur Granger, Principal du Collège de Beauvais ». Or ça il me reste encore les Charbons et les Traits.


Genevote
Je souhaiterais autant de science qu’en a ton Maître, pour répondre à son Disciple.

Paquier
Ô ! mademoiselle, je vous souhaiterais, non pas autant de science, mais autant de Charbons de peste et de clous, qu’il en a. Quoi ! vous en riez ? Et je vous proteste moi, qu’à force de brûler, il s’est tellement noirci le corps, que si vous le voyiez, vous le prendriez plutôt pour un grand Charbon que pour un Docteur. J’en suis maintenant aux Traits.

Genevote
Tu lui pourras témoigner combien je l’aime, si tu l’as compris par mes discours ; et cependant je suis bien assurée que son affection n’est pas réciproque.

Paquier
Pour cette particularité, Mademoiselle, vous avez tort de vous mettre en peine ; car il proteste tout haut de se ressentir des traits que vous lui jouez ; de réverbérer sur vous les traits dont vous le navrez ; et de peur que par trait de temps, les traits de votre visage ne soient offensés des traits de la Mort, il vous peint avec mille beaux traits d’esprit dans un Livre intitulé : « La très belle, très parfaite, et très accomplie Genevote, par son très humble, très obéissant et très affectionné serviteur, Granger »

Genevote
Tu diras à ton Maître que j’étais venue ici pour le voir, mais que l’arrivée de ce Capitaine m’a fait en aller. Je reviendrai bientôt. Adieu.


Scène 10
Châteaufort, Paquier.
Châteaufort
Hé ! mon Dieu, Messieurs, j’ai perdu mon Garde. Personne ne l’a-t-il rencontré ? Sans mentir j’en ferai reproche à la Connétablie, d’avoir fié un jeune Homme, la garde d’un Diable comme moi. Si j’allais maintenant rencontrer ma partie, que serait-ce ? Il faudrait s’égorger comme des bêtes farouches. Pour moi, encore que je sois vaillant, je ne suis point brutal. Ce n’est pas que je craigne le combat, au contraire, c’est le pain quotidien que je demande à Dieu tous les jours en me levant. On le verra, on le verra ; car, par la Mort, aussitôt que j’aurai retrouvé ce Garde qui me gardait, je proteste de désobéir à quiconque, hormis à ce pauvre Garde, me voudrait détourner de tirer l’épée. Hola, Garde-mulet, ne l’as-tu point vu passer, mon Garde ? C’est un Garde que les Maréchaux de France m’ont envoyé pour m’empêcher de faire un Duel, le plus sanglant qui jamais ait rougi l’herbe du Pré aux Clercs. Ventre ! que dira la Noblesse de moi, quand elle saura que je n’ai pas eu le soin de bien garder mon Garde ? Ô ! toi donc, malheureux petit homme, va-t-en signifier à tous les Braves qu’ils aient à me laisser en patience dorénavant, pource qu’encore que mon Garde ne soit pas ici, je suis sensé comme l’ayant. Je lui donnais deux pistoles par jour ; et si je le puis retrouver, je promets à mon bon Ange un Cierge blanc de dix livres, et, à lui, de lui donner par jour quatre pistoles, au lieu de deux. Enfin je le rendrai si content de moi, qu’il ne souffrira pas que je m’échappe de lui, ou ce sera le plus ingrat homme du monde.

Paquier
Hé bien, monsieur, qu’importe, puis que vous voulez tuer votre ennemi, que ce Garde vous ait abandonné ? Vous pouvez à cette heure vous battre sans obstacle.

Châteaufort
Ô ! Chien de Myrmidon, Chien de Filou, Chien de Grippe-manteau, Chien de Traîne-gibet, que tu es brute en matière de démêlés ! Où sera donc la foi d’un Cavalier ? Quoi, tu te figures que je sois si peu sensible à l’honneur, que de me résoudre à tromper lâchement, perfidement, traîtreusement, la vigilance d’un honnête homme qui me gardait, et qui à l’heure que je parle, ne s’attend nullement que je me batte ? Ah ! plutôt le ciel échappe à ses liens pour tomber sur ma tête. Moi, aggraver la faute d’un imprudent, par une plus grande ! Si je pensais qu’un seul homme se le fût imaginé, pour me venger d’un Individu sur toute l’espèce, j’enverrais défendre au Genre Humain d’être vivant dans trois jours.

Paquier
Adieu, adieu.

Châteaufort
Va toi-même à Dieu, poltron, et lui dis, de ma part, que je lui vais envoyer bien-tôt tout ce qui reste d’hommes sur la Terre.



Acte III
Scène première
Granger, Paquier.
Paquier
Car par les Feux, je l’ai brûlée, par les Charbons je l’ai entêtée, et par les Traits je l’ai percée.

Granger
Ha ! Paquier, tu t’es aujourd’hui surpassé toi-même. N’espère pas toutefois de l’Auréole condigne à cet exploit, un tel service mérite des Empires, et la Fortune, cette ennemie de la Vertu, ne m’en a pas donné. Mais viens, chez ma Maîtresse, me voir entrer dans la Place dont tu m’as ouvert la brèche.

Paquier
Ne courez point si vite ; vous cherchez votre Âne quand vous êtes dessus. Ne vous ai-je pas dit qu’elle vous doit venir trouver ici ?

Granger
(Il ouvre un grand Bahu, d’où il tire de vieux habits, avec un miroir, etc.)
Il m’en souvient ! Je n’ai donc plus qu’à choisir lequel me siéra le mieux de mes habits Pontificaux. Ô ! Déesse Paphienne, sois-moi en aide et confort en cette présente cette mienne tribulation. Et vous, sacrés haillons de mes Ancêtres qui ne gagnez des crottes qu’aux bons jours, vous qui n’avez point vu le jour depuis celui du mariage de mon Bisaïeul, qu’il n’y ait sur votre Texte : tache, trou, balafre, ou déchirure qui ne reçoive un sanglot, une larme, et une quérimonie particulière. Amour, flamme follette, qui n’es jamais qu’au bord d’un précipice ; Ardent qui brille pour nous éblouir ; Feu qui brûle et ne consume point ; Guide aveugle qui crève les yeux à ceux que tu conduis ; Bourreau qui fais rire en tuant ; Poison que l’on boit par les yeux ; Assassin que l’Âme introduit dans sa
maison par les fenêtres ; Amour, petit Poupard c’est à tes côtés douillettement frétillards, que je viens pérager les reliques de la journée. Plantons-nous diamétralement devant ce chef-d’œuvre Vénitien, et faisons avec un compte exact la revue de tous les traits de mon visage. Que le poil de ma barbe qui paraîtra hors-d’œuvre soit châtié comme un passe-volant. Essayons quel personnage il nous siéra mieux de représenter devant elle, de Caton, ou de Momus ? Je tâche à rire et à pleurer sans intervalle, et je n’en puis venir à bout.
(Il rit et il pleure en même temps.)
Mais que viens-je de voir ? Quand je ris, ma mâchoire, ainsi que la muraille d’une Ville battue en ruine, découvre à côté droit une brèche à passer vingt hommes. C’est pourquoi, mon visage, il vous faut styler à ne plus rire qu’à gauche ; et, pour cet effet, je vais marquer sur mes joues de petits points que je défends à ma bouche, quand je rirai, d’outrepasser. On m’a dit que j’ai la voix un peu cassée, il faut surprendre avec l’oreille mon image en ce Miroir, avant qu’elle se taise. « Je salue très humblement le Bastion des Grâces, et la Citadelle des Rigueurs de Mademoiselle Genevote. » Ai-je parlé trop haut, ou trop bas ? Il serait bon, ce me semble, d’avoir des Lieux communs tout prêts pour chaque Passion que je voudrai vêtir. Il faudra faire éclater, selon que je serai bien ou mal reçu, le Dédain, la Colère ou l’Amour. Ça pour le Dédain. « Quoi tu penserais que tes yeux eussent féru ma poitrine au défaut de la cuirasse ? Non, non, tes traits sont si doux qu’ils ne blessent personne. Quoi, je t’aurais aimée, chétif Égout de concupiscence, Vase de nécessité, Pot de chambre du Sexe masculin ? Hélas ! petite gueuse, regarde-moi seulement, admire et te tais. » Pour la Colère. « Ô ! trois et quatre fois, Mégère impitoyable, puisse le Ciel en courroux ébouler sur ton chef des Hallebardes au lieu de pluie ! Puisses-tu boire autant d’Encre que ton Amour m’a fait verser de larmes ! Puisses-tu cent fois le jour servir aux Chiens de muraille pour pisser ! Enfin, puisse la Destinée, tisser la trame de tes jours avec du Crin, des Chardons et des Étoupes. » Pour l’Amour. Soleil, principe de ma vie, vous me donnez la mort, et déjà je ne serais plus qu’une Ombre vaine et gémissante, qui marquerait de ses pas la rive blême de l’Achéron, si je n’eusse redouté de faire périr en moi votre amour, qui ne doit pas moins vivre que sa cause. Peut-être, ô belle Tigresse !, que mon chef neigeux vous fait peur. Je sais bien aussi que les jeunes ont dans les yeux moins de rouge, et plus de feu que nous ; que vous aimez mieux notre bourse au singulier qu’au pluriel ; qu’au déduit amoureux une femme est insatiable ; et que si la première nuit, « Optat ut excédat digito », la seconde nuit elle en veut, « Pede longior uno ». Mais sachez qu’un jour l’âge, ayant promené sa charrue sur les roses et sur les lys de votre teint, fera de votre front un grimoire en Arabe ; et que jeunes et vieux sont quotidiennement Épitaphés, à cause que : « Compositum simplexque modo simili gradiuntur ».


Scène 2
Granger, Paquier, Genevote.
Granger

Mademoiselle, soyez - vous venue autant à la bonne heure que la grâce aux Pendus, quand ils sont sur l’échelle.

Genevote
Est-ce l’Amour qui vous a rendu criminel ? Vraiment la faute est trop illustre pour ne vous la pas pardonner. Toute la pénitence que je vous
ordonne, c’est de rire avec moi d’un petit conte que je suis ici venue pour vous faire. Ce Conte, toutefois, se peut bien appeler une Histoire, car rien ne fut jamais plus véritable. Elle vient d’arriver, il n’y a pas deux heures, au plus facétieux personnage de Paris, et vous ne sauriez croire à quel point elle est plaisante. Quoi ! vous n’en riez pas ?

Granger
Mademoiselle, je crois
quelle est divertissante au-delà de ce qui le fut jamais, mais…

Genevote
Mais vous n’en riez pas ?

Granger
Ha, ha, ha, ha, ha.

Genevote
Il faut, avant que d’entrer en matière, vous anatomiser ce Squelette d’homme et de vêtement, aux mêmes termes qu’un Savant m’en a tantôt fait la description. Voici l’heure environ que le Soleil se couche, c’est l’heure aussi, par conséquent, que les lambeaux de son manteau se viennent rafraîchir aux Étoiles. Leur Maître ne les expose jamais au jour, parce qu’il craint que le Soleil, prenant une matière si combustible pour le berceau du Phénix, ne brûlât et le nid et l’oiseau. Ce manteau donc, cette cape, cette casaque, cette simarre, cette robe, cette soutane, ce
pavillon, ce lange, ou cet habit, (car on est encore à deviner ce que c’est, et le Syndic des Tailleurs y demeurerait « a quia » fait bien dire aux gausseurs qu’il fait peur aux Larrons en leur montrant la corde. Certains Dogmatistes disent avoir appris par tradition qu’il fut apporté du Caire, où on le trouva dans une vieille Cave, à l’entour de je ne sais quelle Momie, sous les saintes Masures d’une Pyramide éboulée. À la vérité, les figures grotesques que les trous, les pièces, les taches et les filets y composent bizarrement, ont beaucoup de rapport avec les figures Hiéroglyphiques des Égyptiens. C’est un plaisir sans pareil de contempler ce Fantôme arrêté dans une rue. Vous y verrez amasser cent Curieux et tous en extase disputer de son origine : l’un soutenir que l’Imprimerie ni le papier n’étant pas encore trouvés, les Doctes y avaient tracé l’Histoire universelle ; et sur cela remontant de Pharamond à César, de Romule à Priam, de Prométhée au premier homme, il ne laissera pas échapper un filet qui ne soit au moins le Symbole de la décadence d’une Monarchie ; un autre veut que ce soit le Tableau du Chaos ; un autre la Métempsycose de Pythagore ; un autre, divisant ses guenilles par chapitres, y trouvera l’Alcoran divisé par Azoares ; un autre le Système de Copernic ; un autre enfin jurera que c’est le manteau du Prophète Elie, et que sa sécheresse est une marque qu’il a passé par le feu. Et moi pour vous blasonner cet écu. Je dis qu’il porte de Sable, engrêlé sur la bordure, aux Lambeaux sans nombre. Du manteau, je passerais aux habits, mais je pense qu’il suffira de dire, que chaque pièce de son accoutrement est un antique. Venons de l’étoffe à la doublure, de la gaine à l’épée et de la Chasse au Saint. Traçons en deux paroles le crayon de notre ridicule Docteur. Figurez-vous un rejeton de ce fameux Arbre Cocos, qui, seul, fournit un pays entier des choses nécessaires à la vie. Premièrement, en ses cheveux, on trouve de l’huile, de la graisse et des cordes de Luth ; sa tête peut fournir de corne les Couteliers, et son front, les Nécromanciens de grimoire à invoquer le Diable ; son Cerveau, d’Enclume ; ses yeux, de cire, de vernis et d’écarlate ; son visage, de rubis ; sa gorge, de clous ; sa barbe, de décrottoirs ; ses doigts, de fuseaux ; sa peau, de lime ; son haleine, de vomitif ; ses cautères, de pois ; ses dartres, de farine ; ses oreilles, d’ailes à moulin ; son derrière, de vent le faire tourner ; sa bouche, de four-à-ban ; et sa personne, d’Âne à porter la Mounée. Pour son Nez, il mérite bien une égratignure particulière. Cet authentique Nez arrive partout un quart d’heure devant son Maître : dix Savetiers, de raisonnable rondeur, vont travailler dessous à couvert de la pluie. Hé bien, Monsieur, ne voilà pas un joli Ganymède ? Et c’est pourtant le Héros de mon Histoire. Cet honnête homme régente une Classe dans l’Université. C’est bien le plus faquin, le plus chiche, le plus avare, le plus sordide, le plus mesquin… Mais riez donc !

Granger
Ha, ha, ha, ha, ha !

Genevote
Ce vieux Rat de Collège a un Fils qui,
je pense, est le receleur des perfections que la Nature a volées au Père. Ce chiche penard, ce radoteur…

Granger

Ah ! malheureux, je suis trahi ! C’est sans doute ma propre histoire qu’elle me conte. Mademoiselle, passez ces Épithètes ; il ne faut pas croire tous les mauvais rapports, outre que la vieillesse doit être respectée.

Genevote
Quoi ! le connaissez-vous ?

Granger

Non, en aucune façon.

Genevote
Oh bien, écoutez donc. Ce vieux Bouc veut envoyer son Fils en je ne sais quelle Ville, pour s’ôter un rival ; et afin de venir à bout de son entreprise, il
lui veut faire accroire qu’il est fou. Il le fait lier, et lui fait ainsi promettre tout ce qu’il veut, mais le Fils n’est pas longtemps créancier de cette fourbe. Comment ! vous ne riez point de ce vieux bossu, de ce maussadas à triple étage ?

Granger
Baste, baste, faites grâce à ce pauvre vieillard !

Genevote
Or écoutez le plus plaisant. Ce Goutteux, ce Loup-garou, ce Moine -
bourru…

Granger
Passez outre, cela ne fait rien à l’Histoire.

Genevote
Commanda à son Fils d’acheter quelque bagatelle pour faire un présent à son Oncle le Vénitien ; et son Fils, un quart d’heure après lui manda qu’il venait d’être
pris prisonnier par des Pirates Turcs, à l’embouchure du Golfe des Bons-hommes ; et ce qui n’est pas malplaisant, c’est que le bonhomme aussitôt envoya la rançon. Mais il n’a que faire de craindre pour sa pécune, elle ne courra point de risques sur la Mer du Levant.

Granger

Traître Corbineli, tu m’as vendu ! Mais je te ferai donner la Salle. Il est vrai, Mademoiselle, que je suis interdit ; mais jugez aussi par le trouble de mon visage de celui de mon âme. L’image de votre beauté joue incessamment dans mon cœur à Remue-ménage. Ce n’est pas toutefois du désordre d’un esprit égaré que je prétends mériter ma récompense ; c’est de la force de ma passion, que je prétends vous prouver par quatre Figures de Rhétorique : les Antithèses, les Métaphores, les Comparaisons et les Arguments. Et pour les déplier, écoutez parler l’Antithèse. « Si », mais je ne dis point si, car il est plus véritable que la vérité : « si », dis-je, l’amère douceur et la douce amertume, le poison médicinal et la médecine empoisonnée, qui partent sans sortir de vous, ô Monstre indéfectueux, n’embrasaient mon esprit en le glaçant et n’y faisaient tantôt vivre, tantôt mourir, un immortel petit Géant (j’appelle ainsi les flammes visibles dont le plus grand et le plus petit des Dieux m’échauffe et me fait trembler). Ou « si » ces aveugles clairvoyants (je veux dire vos yeux, belle Tigresse, ces innocents coupables) se publiant, sans dire mot, amis ennemis de l’esclave liberté des hommes, n’avaient contraint volontairement mon génie dans la libre prison de votre sorcière beauté, lui qui faisait gloire auparavant d’une fermeté constante en son inconstance ; « si », dis-je, tout cela n’avait fait faire et défaire à mes pensées beaucoup de chemin en peu d’espace ; « si » bref vous ne m’aviez apporté des ténèbres par vos rayons, « Je » n’aurais pas appelé de mon Juge à mon Juge, pour demander ce que je ne veux pas obtenir ; c’est, pitoyable inhumaine, la santé mortelle d’une aigre douce maladie qu’on rendrait incurable si on la guérissait.

Genevote
Comment
appelez-vous cette Figure-là ?

Granger
Nos Ancêtres jadis la Baptisèrent Antithèse.

Genevote
Et moi qui la Confirme aujourd’hui, je lui change son nom et
lui donne celui de Galimatias.

Granger
Voici la Métaphore
et la Comparaison qui viennent à vos pieds demander audience.

Genevote
Faites -
les entrer.

Granger
Tout ainsi qu’un neigeux Torrent, fier enfant de l’Olympe,
quand son chenu coupean acravanté d’orages, et courbant sous le faix des froidureux cotons ; franc qu’il se voit de l’étroite Conciergerie où le calme le tenait serf, « Qua data porta ruit », va ravager insolemment le sein fertile des pierreuses campagnes, et déshonorant sans vergogne, par le guéret champêtre, la perruque dorée de Cérès aux pâles couleurs, fait brouter « ilec » le troupeau écaillé, où le coutre tranchant du ménager Laboureur piéça se promenait. Ainsi mes espérances ne pouvant plus tenir contre l’impétuosité de mon déplaisir, l’Huissier de ma tristesse, tenant en main la baguette de mes soupirs, a fait faire place à la grandeur de mes douleurs ; j’ai débarricadé mes clameurs, lâché la bride à mes sanglots, donné de l’éperon à mes larmes, et fouetté mes cris devant moi. Ils feront bon voyage, car il me semble que je vois déjà la sentinelle avancée de votre bonté paraître entre les créneaux et sur la plate-forme de vos grâces, qui crie à mes soupirs : « Qui va là » ? Puis, ayant appelé le Caporal de votre jugement, donné l’alarme au Corps de garde de vos pudicités, demandé le mot du guet à mes soupirs, les avoir reconnus pour amis, laissé passer à cause du paquet de persévérance, et bref les articles de bonne intention signés de l’Amant et de l’Aimée, voir la Paix universelle entre les deux États de notre Foi matrimoniale régner ès siècles des siècles.

Genevote
Amen.

Granger

Donc, pour nous y acheminer, soyez comme un Jupiter qui s’apaise par de l’encens ; je serai comme Alexandre à vous en prodiguer. Soyez de même que le Lion qui se laisse fléchir par les larmes ; je serai de même qu’Héraclite à force de pleurer. Soyez tout ainsi que le Naphte auprès du feu ; et je serai tout ainsi que le Mont Etna, qui ne saurait s’éteindre. Soyez ne plus ne moins que le bon Terroir qui rend ce qu’on lui prête ; et je serai ne plus né moins que Triptolème à vous ensemencer. Soyez ainsi que les Abeilles qui changent en miel les fleurs ; et les fleurs de ma rhétorique, ainsi que celles d’Attique, se chargeront de Manne. Soyez telle en fermeté que la Remore qui bride la Nef au plus fort de la tempête ; et je serai tel que le Vaisseau de Caligula qui en fut arrêté. « Ne multus sim », soyez à la façon des Trous qui ne refusent point de mortier ; et je serai à la façon de la Truelle qui bouchera votre crevasse.

Genevote
Vraiment, Monsieur, quoique vous soyez incomparable, vous n’êtes pas un homme sans comparaison.

Granger
Ce n’est pas par la Métaphore seule, pain quotidien des Scholares, que je prétends capter votre bénévolence.
Voyons si mes arguments trouveront forme à votre pied ; car si ce contingent Métaphysique avait couru du « Possibile ad factum », je jure par toutes les Eaux infernales, par les Palus trois fois saints du Cocyte et du Styx, par la Couronne de fer de l’enfumé Pluton, par l’éternel Cadenas du Silence, par la Béquille de Vulcain, bref par l’Enthousiasme prophétique du Tripied Sibyllin, de vous rendre en beauté, non point la Déesse Paphienne, mais celle qui fera honte à celle-là. Et pour en descendre aux preuves, j’argumente ainsi. Du Monde, la plus belle partie, c’est l’Europe. La plus belle partie de l’Europe, c’est la France, « Secundum geographos ». La plus belle Ville de France, c’est Paris. Le plus beau quartier de Paris, c’est l’Université, « Propter musas ». Le plus beau Collège de l’Université, je soutiens, à la barbe de Sorbonne, de Navarre et de Harcourt, que c’est Beauvais ; et son nom est le répondant de sa beauté, puisqu’on le nomma Beauvais, « quasi » beau à voir. La plus belle Chambre de Beauvais, c’est la mienne. « Atqui » le plus beau de ma Chambre, c’est moi. « Ergo », je suis le plus beau du monde. « Et hinc infero » que vous, Pucelette Mignardelette, Mignardelette Pucelette, étant encore plus belle que moi, il serait, je dis « Sole ipso clarius », que vous incorporant au Corps de l’Université en vous incorporant au mien, vous seriez plus belle que le plus beau du monde.

Genevote
Vraiment si j’avais dormi une nuit auprès de vous, je serais docte comme Hésiode, pour avoir dormi sur le Parnasse.

Granger
Mais j’ai d’autres armes encore qui sont toutes neuves à force d’être vieilles, dont je présume outrepercer votre tendrelette poitrine. C’est l’Éloquence du franc Gaulois. Or oyez. Et déa, Reine de haut parage, Mie de mes pensées, Crème, Fleur et Parangon des infantes, vous qui chevauchez par « illec » du fin faîte de cestuy votre magnifique et moult doucereux palefroy, jouxte lequel gésir soûliez en bonne couche ; prenez émoi de ma déconvenue. Las ! oyez le méchef d’un dolent moribond qui, crevé d’anhan sur un chétif grabat, onques ne sentit au cœur joie. Point ne boutez en sourde obliviance cil à qui piéça Fortune porte guignon. Las ! hélas ! réconfortez un pauvret en marisson, à qui il conviendra soi gendarmer contre soi, s’occire, ou se déconfire par quelqu’autre tour de mal engin, se ne vous garmantez de lui donner soûlas ; car de finer ainsin piéça ne luy chaut. Or soyez ma Pucelle aux yeux vers comme un Faucon, quant à moi je serai votre coint Damoisel, qui, par rémunération d’une si grande merci, se aucune chose avez à besogner de son avoir, à tout son tranchant glaive il redressera vos torts, et défera vos griefs ; il déconfira des Chevaliers félons ; il hachera des Andriaques ; il fera des Chapelis inénarrables, il martellera des Paladins ores à dextre, ores à senestre ; bref tant et si beau joutera, qu’il n’y aura pièce de fiers, orgueilleux, outrecuidés, et démesurés Géants, lesquels en dépit des armes Fées, et du Haubert de fine trempe, il ne pourfende jus les arçons. Quel ébaudissement de voir adonc issir le sang, à grand randon, du flanc pantois de l’endémèné Sarasin ; et pour festoiement de cas tant beau, se voir léans guerdoné d’un los de plénière Chevalerie.


Genevote
Monsieur, il est vrai, je ne le puis celer, c’est à ce coup que je rends les armes. Enfin je m’abandonne toute à vous. Usez de moi aussi librement que le Chat fait de la Souris : rognez, tranchez, taillez ; faites-en comme des Choux de votre jardin.

Paquier

Je trouve pourtant bien du « distinguo » entre les Femmes et les Choux ; car des Choux la tête en est bonne, et des Femmes, c’est ce qui n’en vaut rien.

Granger
Auriez-vous donc agréable, Mademoiselle, lorsque la nuit au visage de More, aura, de ses haillons noirs, embéguiné le minois souffreteux de notre Zénith ; que je transporte mon individu aux Lares domestiques de votre toit,
pour humer à longs traits votre Éloquence melliflue, et faire sur votre couche un sacrifice à la Déesse tutélaire de Paphos ?

Genevote
Oui, venez, mais venez avec une échelle, et montez par ma fenêtre, car mon frère serre tous les jours les clefs de notre maison sous son chevet.

Granger
Oh ! que ne suis-je maintenant Julius César, ou le pape Grégoire, qui firent passer le Soleil sous leur férule ! Je ne le reculerais, ni ne l’arrêterais en Thyeste ou en Josué, mais je le contraindrais de marquer minuit à six heures.



Scène 3
Genevote, La Tremblaye, Granger le jeune, Corbineli.
Genevote
Je pensais aller plus loin vous faire rire, mais je vois bien qu’il me faut décharger ici.


Granger le jeune
Aux dépens de mon père ?

Genevote
C’est bien le plus bouffon personnage de qui jamais la tête ait dansé les sonnettes ; et moi, par contagion, je suis devenue facétieuse, jusques à lui permettre d’escalader ma chambre. À bon entendeur, salut.
Il se fait tard ; les machines sont peut-être déjà en chemin, retirons-nous.


Scène 4

La Tremblaye, Corbineli.
La Tremblaye
Va donc avertir Mademoiselle Manon.
(Il heurte à la porte de Manon.)

Tout va bien : la bête donnera dans nos panneaux, ou je suis mauvais Chasseur.


Scène 5
La Tremblaye, Manon, Corbineli.
La Tremblaye
Je m’en vais amasser de mes amis pour m’assister, en cas que son Collège voulut le secourir. Mais une autre difficulté m’embarrasse : c’est que je crains, si je ne suis arrivé assez tôt, qu’il n’entre dans la chambre de ma sœur ; et comme enfin elle est fille, qu’elle n’ait de la peine de se dépêtrer des poursuites de ce Docteur échauffé ; et qu’au contraire, s’il trouve la fenêtre fermée, contre la parole qu’il a reçue d’elle, qu’il ne s’en aille, pensant que ce soit une burle.

Corbineli
Oh ! de cela n’en soyez point en peine, car je l’arrêterai en sorte qu’il ne courra pas fort vite escalader la chambre, et n’osera pour quelqu’autre raison que je vous tais, retourner en son logis. C’est pourquoi je vais m’habiller pour la Pièce.

La Tremblaye
J’étais venu pour imaginer avec vous un moyen de hâter notre mariage ; mais votre Père lui-même nous en donne un fort bon. Il va tout à l’heure assiéger notre Château pour voir ma sœur, et
moi je…
(Il lui parle bas à l’oreille.)


Manon
C’est par là qu’il s’y faut prendre, n’y manquez pas. Adieu.



Acte IV

Scène première
Granger, Paquier, Corbineli.
Granger
Tout est endormi chez nous d’un somme de fer ; tout y ronfle jusques aux grillons et aux Crapauds.
Paquier, avance ton échelle : mais que c’est bien pour moi l’échelle de Jacob, puisqu’elle me va monter au Paradis d’Amour.

Paquier
Je crois que voici la maison.
Ah ! je suis mort. C’est ma faute, je ne lui avais pas assez donné de pied.

Granger
Monte encore un coup, pour voir si elle est bien appuyée.
(Il l’y met encore, et monte.)

Paquier
J’ai peur d’avoir donné trop de pied.
(
Il nage des bras dans la nuit pour toucher le mur.)
Comment je ne rencontre point de mur ? Notre machine tiendrait-elle bien toute seule ? « Domine », plantez vous-même votre échelle, je n’y oserais plus toucher.

Granger
« Vade retro », mauvaise bête, je l’appliquerai bien moi-même. Je pense que j’y suis, voici la porte ; je la connais aux clous ; sur chacun desquels j’ai composé jadis maintes bonnes Épigrammes. « Scande » pour essayer si elle est ferme.
(
Corbineli transpose l’échelle d’un côté et d’autre avec tant d’adresse, que Paquier faisant aller sa main à droite et à gauche, frappe toujours un des côtés de l’échelle, sans trouver d’échelons.)

Paquier
Ah ! misérable que je suis, on vient d’arracher les dents à mon échelle. Miséricorde, mon échelle vient d’enfanter. Qui l’aurait engrossie ? Serait-ce point moi, car j’ai monté dessus ? Mais quoi l’enfant est déjà aussi gros que la mère.

Granger

Tais-toi, Paquier ! J’ai vu tout à l’heure passer je ne sais quoi de noir. C’est peut-être une de ces Larves au teint blême, dont nous parlions tantôt, qui vient pour m’effrayer.

Paquier
« Domine »,
on dit que pour épouvanter le diable, il faut témoigner du cœur. Toussez deux ou trois fois, vous vous rassurerez.

Granger
Qui es-tu ?

Paquier
Un peu plus haut.

Granger
Qui es-tu ?

Paquier
Encore plus fort.

Granger
Qui es-tu donc ?

Paquier
Chantez un peu pour vous rassurer. Bon : fort. Faites accroire
au spectre que vous ne le craignez point. « Domine », c’est un Diable Huguenot, car il ne se soucie point de la Croix.

Granger
Il a peur lui-même, car il n’ose parler. Mais, Paquier, ne serait-ce point mon Ombre, car elle est vêtue tout comme moi ; fait tous mes mêmes gestes ; recule quand j’avance ; avance quand je recule ! il faut que je m’éclaircisse.
(Il donne un coup, et Corbineli le lui rend.)
Notre-dame ! elle me frappe.

Paquier
Monsieur, il se peut faire que les Ombres de la Nuit étant plus épaisses que celles du jour, sont aussi plus robustes, et qu’ainsi elles pourraient frapper les gens.
(Corbineli entre vivement
avec un passe-partout, et Granger court après pour entrer aussi.)
Entrez, voilà la porte ouverte.

Granger
Ma foi, l’Ombre est plus habile que moi. Écoutez donc, me voici, c’est moi.

Paquier
Non, vraman-da, ce n’est pas mon Maître qui est chez vous, ce n’est que son Ombre. Que Diable, Monsieur, votre Ombre est-elle folle de marcher devant vous, et d’entrer toute seule en un logis où elle ne connaît personne ? Oh ! assurément que nous nous sommes trompés, car si c’était une Ombre, la Lune l’aurait faite et cependant la lune ne luit pas. Hélas ! « Profecto » ; je le viens de trouver ; nous en étions bien loin. C’est votre Âme, car ne vous souvient-il pas qu’hier vous la donnâtes à Mademoiselle Genevote ? Or n’étant plus à vous, elle vous aura quitté ; cela est bien visible, puisque nous la rencontrons en chemin qui s’y en va. Ah ! perfide Âme, vous ne deviez pas trahir un Docteur de la façon. Ce qu’il en avait dit n’était qu’en riant ; cependant vous l’abandonnez pour une niaiserie ! Je m’en vais bien
voir si c’est elle ; car si ce l’est, peut-être qu’en la flattant un peu, elle se repentira de sa faute. Je t’adjure par le grand Dieu vivant, de me dire qui tu es.

Corbineli ,
par la fenêtre.

Je suis le grand Diable Vauvert. C’est moi qui fait dire la Patenôtre du Loup ; qui noue l’Aiguillette aux nouveaux mariés ; qui fais tourner le Sas ; qui pétrit le gâteau triangulaire ; qui rend invisibles les Frères de la Rose-croix ; qui dicte aux Rabbins la Cabale et le Talmud ; qui donne la Main de Gloire ; le Trèfle à quatre, la Pistole volante, le Gui de l’An-neuf, l’Herbe de Fourvoiement, la Graine de Fougère, le Parchemin vierge, les Gamahés, l’Emplâtre Magnétique. J’enseigne la composition des Brevets, des Sorts, des Charmes, des Sigils, des Caractères, des Talismans, des Images, des Miroirs, des Figures constellées. Je prêtai à Socrate un Démon familier ; je fis voir à Brutus son mauvais Génie ; j’arrêtai Drusus à l’apparition d’un Lutin ; j’envoie les Démons familiers, les Esprits follets, les Martinets, les Gobelins, le Moine-bourru, le Loup-garou, la Mule ferrée, le Marcou, le Cauchemar, le roi Hugon, le Connétable, les Trépassés, les Hommes noirs, les Femmes blanches, les Ardents, les Lémures, les Farfadets, les Ogres, les Larves, les Incubes, les Succubes, les Lamies, les Fées, les Ombres, les Mânes, les Spectres, les Fantômes. Enfin je suis le Grand Veneur de la forêt de Fontainebleau.

Granger
Ah ! Paquier, qu’est-ceci ?

Paquier
Voilà un Démon qui n’a pas eu toute sa vie les mains dans ses pochettes.

Granger
Qu’augures-tu de cette vision ?

Paquier
Que c’est un
Diable Femelle, puisqu’il a tant de caquet.

Granger
En effet, je crois qu’il n’est pas méchant, car j’ai remarqué qu’il ne nous a dit mot, jusques à ce qu’il s’est vu armé d’un Corselet de pierre
à l’épreuve de nous.

Paquier
Ma foi, Monsieur, ne craignez point les Diables, jusques à ce qu’ils vous emportent. Pour moi, je ne les appréhende que sur les épaules des femmes.



Scène 2
La Tremblaye, Granger, Paquier, Châteaufort.
La Tremblaye
Aux voleurs ! Aux voleurs ! Vous serez pendus, coquins ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous en mêlez. Peuple, vous n’avez qu’à chanter le « Salve », le patient est sur l’échelle.

Paquier
En mourra-t-il, monsieur ?

La Tremblaye
Tu t’y peux bien attendre.

Paquier
Seigneur, ayez donc pitié de l’âme de feu mon pauvre Maître Nicolas Granger. Si vous ne le connaissez, Seigneur, c’est ce petit homme qui avait un chapeau à grand bord et un haut de chausse à la Culotte.

Granger
Au secours, Monsieur de Châteaufort, c’est votre ami Granger que La Tremblaye veut poignarder !

Châteaufort,
par sa fenêtre
.
Qui sont les Canailles qui font du bruit là-bas ? Si je descends, je lâcherai la bride aux Parques.

La Tremblaye
Soldats, qu’on leur donne les osselets !

Granger
Ah ! Monsieur de Château très fort, envoyez, de l’Arsenal de votre puissance, la foudre craquetante, sur la témérité criminelle de ces chétifs myrmidons !

Châteaufort, descendu sur le théâtre
.
Vous voilà donc,
marauds. Hé ! ne savez-vous pas qu’à ces heures muettes, j’ordonne à toutes choses de se taire, hormis à ma Renommée ? Ne savez-vous pas que mon épée est faite d’une branche des Ciseaux d’Atropos ! Ne savez-vous pas que si j’entre, c’est par la brèche ; si je sors, c’est du combat ; si je monte, c’est dans un Trône ; si je descends, c’est sur le pré ; si je couche, c’est un homme par terre ; si j’avance, ce sont mes conquêtes ; si je recule, c’est pour mieux sauter ; si je joue, c’est au Roi dépouillé ; si je gagne, c’est une bataille ; si je perds, ce sont mes ennemis ; si j’écris, c’est un cartel ; si je lis, c’est un Arrêt de mort. Enfin si je parle, c’est par la bouche d’un canon ? Donc, pendard, tu savais ces choses et tu n’as pas redouté mon Tonnerre ? Choisis toi-même le genre de ton supplice ; mais dépêche-toi de parler car ton heure est venue.

La Tremblaye
Ah !
quelle frénésie !

Granger
Monsieur de Châteaufort, « a minori ad majus ». Si vous traitez de la sorte un malheureux, que feriez-vous à votre rival ?

Châteaufort
Mon rival ! Jupiter ne l’oserait être avec impunité.

Granger
Cet homme ose donc plus que Jupiter ?

Châteaufort
Ce grimaud, ce fat, ce farfadet ! Docteur, vous avez grand tort. Je l’allais faire mourir avec douceur ; maintenant que ma bile est échauffée, sans vous mettre au hasard d’être accablé du Ciel qui tombera de peur, je ne le saurais punir.
N’avez-vous point su cet Estramaçon dont les siècles ont tant parlé ! Certain fat avait marché dans mon Ombre ; mon tempérament s’en alluma ; je laissai tomber celui de mes revers, qu’on nomme l’Archi-épouvantable, avec un tel fracas que le vent seul de ma Tueuse ayant étouffé mon ennemi, le coup alla foudroyer les Omoplates de la Nature. L’Univers, de frayeur, de carré qu’il était, s’en ramassa tout en une boule ; les Cieux en virent plus de cent mille Étoiles ; la Terre en demeura immobile ; l’Air en perdit le Vent ; les Nues en pleurèrent ; Iris en prit l’écharpe ; le Soleil en courut comme un Fou ; la Lune en dressa les cornes ; la Canicule en enragea ; le Silence en mordit ses doigts ; la Sicile en trembla ; le Vésuve en jeta feu et flamme ; les Fleuves en gardèrent le lit ; la Nuit en porta le deuil ; les Fous en perdirent la raison ; les Chimistes en gagnèrent la pierre ; l’Or en eut la jaunisse ; la Crotte en sécha sur le pied ; le Tonnerre en gronda ; l’Hiver en eut le frisson ; l’Été en sua ; l’Automne en avorta ; le Vin s’en aigrit ; l’Écarlate en rougit ; les Rois en eurent échec et mat ; les Cordeliers en perdirent leur Latin ; et les Noms Grecs en vinrent au duel.

La Tremblaye
Pour éviter un semblable malheur, je vous fais commandement de me suivre. Allons, Monsieur l’Archi-épouvantable, je vous fais prisonnier à la Requête de l’Univers.


Châteaufort
Vous
voyez, Docteur, pour ne vous pas envelopper dans le désastre de ce coquin, j’ai pu me résoudre à lui pardonner.


Scène 3
Manon, Granger, Paquier, La Tremblaye, Châteaufort.
Manon
Ha ! Monsieur de La Tremblaye, mon cher Monsieur, donnez la vie à mon Père, et je me donne à vous. Bon Dieu, j’étais dans le Collège attendant qu’il fût arrivé pour fermer les portes de notre montée, lorsque j’ai entendu un grand bruit dans la rue. Le cœur m’a dit qu’indubitablement il avait eu quelque mauvaise rencontre. Hélas ! mon bon Ange ne m’avertit point à faux. Il est vrai, Monsieur, qu’il mérite la mort d’avoir été surpris en volant votre maison ; mais je sais bien aussi que tous les gentilshommes sont généreux, et tous les généreux, pitoyables. Vous m’avez autrefois tant aimée. Ne puis-je, en devenant votre femme, obtenir la grâce de mon Père ?
Si vous croyez que ceci soit dit seulement pour vous amuser, saisissez-vous de moi tout à l’heure, et tout à l’heure allons consommer notre mariage, pourvu qu’auparavant vous me promettiez de lui donner la vie ! Encore qu’il ne témoigne pas d’y consentir ; excusez-le, Monsieur, c’est qu’il a le cœur un peu haut, et tout homme courageux ne fléchit pas facilement. Mais pour lui sauver la vie, je ferais bien pis que de lui désobéir.

Granger
Ô Dieux ! quelle fourbe ! Sans doute la misérable est d’intelligence avec son traître d’amoureux. Non, non, ma fille, non, vous ne l’épouserez jamais.

Manon

Ah ! Monsieur de La Tremblaye, arrêtez ! Je connais à vos yeux, que vous l’allez tuer. Bon Dieu ! Faut-il voir massacrer mon Père devant moi ou mourir ignominieusement par les mains de la Justice ? Donc, à l’âge je suis, il faut que je perde mon Père ? Hé ! pour l’amour de Dieu, mon Père, mon pauvre Père, sauvez-vous, sauvant la vie et l’honneur à vos enfants. Vous voyez que La Tremblaye est un brutal qui ne vous pardonnera jamais, si vous ne devenez son beau-père. Pensez-vous que votre mort ne me touche point ? Ô dame, si est. Sachez que je ne vous survivrais guère, et que même pour vous sauver d’un péril encore moindre que celui-ci, je ne balancerais point de me prostituer. À plus forte raison pour vous sauver du gibet, n’ayant qu’à devenir la femme d’un brave gentilhomme, pourquoi ne le ferais-je pas ?

Granger

« Quo vertam », mes amis, l’Optique de ma vue et de mes espérances ? c’est à vous, Monsieur de La Tremblaye. « Ne reminiscaris delicta nostra ». Je me reposais sur la protection de Châteaufort, et je croyais que ce Tranche-montagne…

Châteaufort
Que Diable voulez-vous que je fasse ? Perdrai-je tous les hommes pour un ?

Granger
Oserais-je en ce piteux état vous offrir ma fille, et demander votre sœur ? Je sais que si vous ne détournez les yeux de mes fautes, je cours fortune de rester un pitoyable raccourci des Catastrophes humaines.

La Tremblaye
Désirer cela, c’est me le commander. Mais n’oublions pas à punir ce grotesque Rodomont de son impertinence.
(La Tremblaye frappe,
et Châteaufort compte les coups.)

Châteaufort
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.
Ah ! le rusé, qu’il a fait sagement ! S’il en eut donné treize, il était mort.

La Tremblaye
(
Il le jette à terre d’un coup de pied.)
Voilà pour vous obliger à ce meurtre.

Châteaufort
Aussi bien, me voulais-je coucher.

La Tremblaye
Allons chez nous passer l’accord.

Granger
Entrez toujours, je vous suis. Je demeure ici un moment pour donner ordre que nous ayons de quoi nous ébaudir.



Scène 4
Granger, Paquier, Corbineli.
Granger

Paquier, va-t-en « subito » m’accerser les Confrères d’Orphée. Mais d’abord que tu leur auras parlé, reviens et amène-les ; car c’est un lieu où je te défends de prendre racine ; encore que la viande aérée de ces Messieurs, aussi bien que le chef de Méduse, ait droit de te pétrifier ou t’immobiliser par la même force dont usa le violon Thracien pour tenir les bêtes pendues à son Harmonie. Pour toi, Corbineli, je te pardonne ta fourbe en faveur de ma conjonction matrimoniale.

Corbineli
Monsieur, c’est aujourd’hui Sainte-Cécile. Si Paquier ne trouve leurs maisons aussi vides que leurs instruments, je veux devenir As de pique. Et puis le pauvre garçon a bien des affaires, il doit aller en témoignage.

Granger
En témoignage, et pourquoi ?

Corbineli
Un homme de son pays fut hier déchargé de ce fardeau, qui n’est jamais plus léger que quand il pèse beaucoup. Des Coupe-jarets l’attaquèrent ; l’autre cria, mais ses cris ne furent autre chose que l’Oraison funèbre de son argent. Ils lui ôtèrent tout, jusques à ne lui laisser pas même la hardiesse de les poursuivre. Il soupçonne son Hôte d’avoir été de la cabale. L’Hôte soutient qu’il n’a point été volé et prend Paquier à témoin, qui s’est offert à lui.

Granger
Hé bien, Paquier, que diras-tu, par ta foi, quand tu seras devant le juge ?

Paquier
Monsieur, dirai-je en levant la main, j’entendis, comme je dormais bien fort, du monde dans notre rue, criant tout bas tant qu’il pouvait, « Aux voleurs ! » Dame, je me levai sans me grouiller, je mis mon chapeau dans ma tête, j’avalai mon châssis, je jetai ma tête dans le rue, et comme je vis que je ne vis rien, je m’en retournai coucher tout droit. Mais « Domine », au lieu de m’envoyer quérir des Baladins, il serait bien plus méritoire et plus agréable à Dieu de me faire habiller. Quelle honte sera-ce qu’on me voie aux noces fait comme un gueux, sachant que je suis à vous ? « Induo veste petrum die aut vestem induo petro » ; je m’appelle Pierre, Monsieur.

Granger
Tu peux donc bien te résoudre à rogner un morceau de l’Arc-en-ciel, car je ne sache point d’autre étoffe payée au Marchand pour te vêtir. La lune six fois n’a pas rempli son Croissant depuis la maudite journée que je te caparaçonnai de neuf.

Paquier
Monsieur, « Saepe quidem docti repetunt bene praeposituram ». C’est-à-dire que toute la Nature vous prêche, avec Jean Despautères, de m’armer tout de nouveau d’un bon lange de bure.

Granger
Va, console-toi, la pitié me surmonte : je te ferai bientôt habiller comme un Pape. Premièrement, je te donnerai un Chapeau de Fleurs, une Laisse de Chiens courants, un Panache de Cocu, un Collet de Mouton, un Pourpoint de Tripe-madame, un Haut-de-chausse de ras-en-paille, un Manteau de Dévotion, des Bâts d’Âne, des Chausses d’Hippocras, des Bottes d’Escrime, des Aiguillons de la Chair ; bref une Chemise de Chartre qui te durera longtemps, car je suis assuré que tu la doubleras d’un Buffle. Cependant Corbineli, tu vois un Pirate d’Amour ; c’est sur cette Mer orageuse et fameuse, que j’ai besoin pour guide du phare de tes inventions. Certaine voix secrète me menace au milieu de mes joies, d’un brisant, d’un banc, ou d’un écueil. Penses-tu que ma Maîtresse revoie mon fils, sans rallumer des flammes qui ne sont pas encore éteintes ? Ha ! c’est une plaie nouvellement fermée qu’on ne peut toucher sans la rouvrir. Toi seul peut démêler les sinueux détours d’un si léthifère Dédale ; toi seul peut devenir l’Argus qui me conservera cette Io. Fais donc, je te supplie, toi qui es l’Astre et la Constellation de mes félicités, que mon fils ne soit plus rétrograde à ma volonté, mais si tu veux que l’Embryon de tes espérances, devenant le plastron de mes libéralités, fasse métamorphoser ta bourse en un Microcosme de richesses, et ta poche en Corne d’Abondance ; fais, dis-je, que mon coquin de fils prenne un verre au collet de si bonne sorte, qu’ils en tombent tous deux sur le cul. Je présage un sinistre succès à mes entreprises, s’il assiste à cette fête. C’est pourquoi enfonce-le dans un Cabaret, où le jus des Tonneaux le puisse entretenir jusques à demain matin. Voici de l’or, voici de l’argent ; regarde si, par un prodige surnaturel, je ne fais pas bien dans ma poche conjonction du Soleil et de la Lune, sans éclipse. Prends, ris, bois, mange, et surtout fais-le trinquer jusques à l’ourlet ! Qu’il en crève, ce ne sera que du vin perdu.

Corbineli
Le voici, comme si Dieu nous le devait. Permettez que je lui parle un peu particulièrement, car votre mine effarouchante ne l’apprivoiserait pas.


Scène 5
Corbineli, Granger le jeune, Paquier.
Corbineli
Je vous allais chercher. Vous ne savez pas ? On vient de condamner votre raison à la mort. En voulez-vous appeler ! J’ai moi-même reçu les ordres et les instruments de vous enivrer ; mais si j’en suis cru, vous blesserez votre ennemi de sa propre épée. Il prétend, le pauvre homme, faire tantôt les noces de votre Sœur avec Monsieur
de La Tremblaye, et le Contrat des siennes avec Mademoiselle Genevote : craignant donc que votre présence n’apportât beaucoup d’obstacles à la perfection de ses desseins, il m’a donné charge de vous soûler au Cabaret, et je trouve moi, que c’est un acheminement, le meilleur du monde, pour l’exécution de ce que je vous ai tantôt mandé par celui que vous ai envoyé.

Grange le jeune
Quoi, pour contrefaire le mort ?

Corbineli
Oui ; car je lui persuaderai que dans l’écume du vin vous aurez pris querelle, et que…
(Il lui parle bas à l’oreille.)
Mais vite, allez promptement étudier vos Postures ; nous amuserons cependant, Paquier et moi, votre Père, pour donner du temps à votre feinte ivrognerie. Venez ici même représenter votre personnage, et nous lui ferons accroire qu’en suite votre querelle… etc.


Scène 6
Corbineli, Granger, Paquier.
Corbineli
Ô Monsieur, je ne sais ce que vous avez fait à Dieu, mais il vous aime bien. Votre fils sort de la Croix-blanche avec deux ou trois de vos Pensionnaires qui le traitent. Il n’aura pas ajouté quatre verres de vin à ceux qu’il a pris, que nous lui verrons la cervelle tournée en Zodiaque.

Paquier
Avouez, Monsieur, que Dieu est bon ! Voilà sans doute la récompense de la Messe que vous lui fîtes dire il n’y a que huit jours.


Scène 7
La Tremblaye, Granger, Corbineli, Paquier.
La Tremblaye
Je vous venais quérir, on n’attend plus que vous.

Granger
J’entrais au moment que vous êtes sorti. Mais ma foi, mon gendre, si nos conviés sont infectés du venin de la Tarentule, ils chercheront pour aujourd’hui d’autres Médecins que les Sectateurs d’Amphion ; et le goulu Saturne eut bien pu dévorer Jupiter, si les Curetés eussent entonné leurs charivaris aussi loin d’Ida, que ces Luthériens égratigneront leurs chanterelles « procul » de nos Pénates. Mais au lieu de cet ébat, j’ai pourpensé d’exhiber un Intermède de Muses fort jovial. C’est l’effort le plus argut qu’on se puisse fantasier. Vous verrez mes grimauds scander les échines du Parnasse têtu, avec des pieds de vers ; tantôt à coups d’« ergo », déchirer le visage aux erreurs populaires ; « nunc », à pégase faire litière de fleurs de Rhétorique ; « hinc », d’un fendant tiré par l’Hexamètre sur les jarrets du Pentamètre, le rendre boiteux pour sa vie ; « illinc autem », un de mes Humanistes, avec un boulet d’Etopée, passer au travers des hypocondres de l’ignorance ; celui-ci de la carne d’une Période, fendre au discours démembré le crâne jusques aux dents ; un autre « denique », à force de pointes bien aiguës, piquer les Épigrammes au cul.

La Tremblaye
Je vous conseille de prendre là-dessus le conseil de Corbineli ; il est Italien ; ceux de sa nation jouent la comédie en naissant ; et s’il est né jumeau, je ne voudrais pas gager qu’il n’ait farcé dans le ventre de sa mère.

Granger
Ho, ho, j’aperçois mon fils ivre.

Corbineli
Hélas, Monsieur, il a tant bu, que je pense qu’il ferait du vin à deux sols, en soufflant dans une aiguière d’eau.


Scène 8
Granger le jeune, Granger le père, La Tremblaye, Corbineli, Paquier.
Granger le jeune
L’hôtesse, je ne vous dois rien, je vous ai tout rendu. Miracle, miracle, je vois sans astrolabe des Étoiles en plein jour. Copernic a dit vrai, ce n’est pas le Ciel, en effet, c’est la Terre qui tourne. Ha ! que n’étais-je grue depuis la tête jusques aux pieds, j’aurais goûté ce Nectar le long temps qu’il aurait été à baigner le long tuyau de cette gorge. Corbineli, dis-moi, suis-je bien enluminé à ton avis ? Si mon visage était un Calendrier, mon nez rouge y marquerait bien la double fête que je viens de chômer. Ça, ça, courage, mon Bréviaire est à demi dit ; j’ai commencé à « Gaudeamus », et j’en suis à « Laetatus sum ». Garçon, encore Chopine, et puis plus : Blanc ou Clairet, il n’importe. Mais qu’ils demeurent en paix, car à la première querelle, je les mets hors de chez moi. C’est pour s’être enivrés de blanc et de clairet, que la Rose et le Lis sont Rois des autres Fleurs. Vite donc, haut le coude ; dans la soif où je suis, je te boirais, toi, ton père, et tes aïeuls s’ils étaient dans mon verre. Buvez toujours, compagnons, buvez toujours ; vous ne sauriez rien perdre, on donne à la Croix-blanche douze rubis pour la valeur d’une pinte de vin. En effet, voyez un peu comme on devient riche à force de boire : je pensais n’avoir qu’une maison tantôt, j’en vois deux maintenant. C’est la vertu du vin qui fait tous ces prodiges. Sans mentir, Démocrite était bien fol de croire que la vérité fût dans un Puit. N’avait-il pas ouï dire « In vino veritas » ? Mais lui, qui riait toujours, il pouvait bien ne l’avoir dit qu’en riant. Nature en sera bernée. Elle, qui nous a donné à chacun deux bras, deux pieds, deux mains, deux oreilles, deux yeux, deux naseaux, deux rognons et deux fesses, ne nous aura donné qu’une bouche ? Encore n’est-elle pas tout à fait destinée à boire ? Nous en mangeons, nous en parlons, nous en baisons, nous en crachons, et nous en respirons. Ha ! qu’heureuse entre les Dieux est la Renommée d’avoir cent bouches. C’est pour s’en bien servir, que la mienne ne dit mot, car sympatisant à mon humeur, elle boit toujours sans relâche, et mange tout jusqu’à ses paroles. La Parque fera bien de me laisser longtemps sur la terre, car si elle me mettait dedans, j’y boirais tout le vin avant qu’il fût en grappe. Point d’eau, point d’eau, si ce n’est au Moulin ; non plus que de ces vendanges qui se font à coups de bâton. La seule pensée m’en fait serrer les épaules. Fi de la Pomme, et des Pommiers !

Granger
Une Pomme, en effet, ligua les Dieux l’un contre l’autre ; une pomme ravit la femme à Ménélas ; une Pomme d’un grand Empire ne fit qu’un peu de cendres ; une Pomme fit du Ciel un Hôpital d’insensés ; une Pomme fit à Persée égorger trois pauvres filles ; une Pomme empêcha Proserpine de sortir des Enfers ; une Pomme mit en feu la maison de Théodose ; enfin une Pomme a causé le pêché de notre premier Père, et par conséquent tous les maux du genre humain.

Granger le jeune
Que vient faire ici ce Neptune avec sa fourche ? Contente-toi d’avoir par ton Eau rouge attrapé Pharaon. Le bon nigaud surpris par la couleur, te prenant pour du vin, te but et se noya. Ça, Compère au Trident, c’est trop faire des tiennes ; tu boiras en eau douce, aussi bien que ton recors de Triton que voilà.

Paquier
Voyez-vous, Monsieur l’ivrogne, je ne suis point recors, je suis homme de bien.

Granger le jeune
Quoi, tu me répliques, Crapaud de mer ?
(Il le frappe, et Granger le père s’enfuit.)

Paquier
Ô ma foi, je dirai tout.


Scène 9
La Tremblaye, Granger le jeune.
La Tremblaye
Marchez, marchez, il faut bien que la passion éborgne étrangement votre bon Père, car il était bien aisé de juger que ni vos yeux, ni vos gestes, ni vos pensées ne sentaient point le vin. Mais encore je n’ai pas su ce que vous prétendez par cette galanterie ?

Granger le jeune
Je vous l’apprendrai chez vous.



Acte V
Scène première
Granger, Paquier.
Granger
Quoi, tout ce que j’ai vu… ?

Paquier
N’est que feinte.

Granger
Donc mes yeux, donc mes oreilles…

Paquier
Vous ont trompé.

Granger
Conte-moi donc la série et la concaténation des projets qu’ils machinent.

Paquier
Que Diantre, que vous avez la tête dure ! Je vous ai dit que votre fils a contrefait l’ivrogne, afin que tantôt Corbineli vous persuade plus facilement qu’ayant pris querelle dans les fumées de la débauche, il se sera battu et aura été tué sur la place.

Granger
Mais « cui bono » toute cette machine de fourbes ?

Paquier
« Cui bono » ? Je m’en vais vous l’apprendre. C’est qu’étant ainsi trépassé, Mademoiselle Genevote, laquelle a pris langue des conjurés, doit feindre qu’elle avait promis au défunt de l’épouser vif ou mort, et qu’à moins de s’être acquittée de sa parole, elle n’ose vous donner la main. Corbineli là-dessus vous conseillera de lui faire épouser le cadavre (au moins de faire toutes les cérémonies qu’on observe dans l’action des épousailles) afin qu’étant ainsi libre de sa promesse, elle vous la puisse engager. Donc, comme ils s’y attendent bien, quand vous leur aurez fait prêter la foi conjugale, votre fils doit ressusciter, et vous remercier du présent que vous lui aurez fait.

Granger
Donc, la mine est éventée, et j’en suis obligé à Paquier, mon « factotum » ? Je ne te donnerai point une Couronne Civique à la façon des Romains, quoique tu aies sauvé la vie à un Bourgeois, honorable homme, Maître Mathieu Granger, ayant pignon sur rue ; mais je te donne un impôt sur la pitance de mes disciples. Voici l’heure à laquelle ces Pêcheurs s’empêtreront dans leurs propres filets. Justement, j’aperçois le fourbe qui vient. Considère à ton aise la tempête du Port.


Scène 2
Corbineli, Granger, Paquier.
Corbineli
Serai-je toujours Ambassadeur de mauvaises nouvelles ? Votre fils est mort. Au sortir d’ici, étant comme vous savez un peu plus gai que de raison, il a choqué d’une S un Cavalier qui passait. L’un et l’autre se sont offensés. Ils ont dégainé, et presque en même temps votre fils est tombé mort, traversé de deux grands coups d’épée. J’ai fait porter son corps…

Granger
Quoi ! la Fortune réservait au déclin de mes ans le spectacle d’un revers si lugubre ! Misérable individu, je te plains, non point pour t’être acquitté de, bonne heure, de la dette où nous nous obligeons tous en naissant : je te plains, ô trois et quatre fois malheureux ! de ce que tu as occumbé d’une mort où l’on ne peut rien dire qui n’ait été déjà dit. Car de bon cœur je voudrais avoir donné un talent, et que tu eusses été mangé des Mouches à ces vendanges dernières ; j’aurais composé là-dessus une Épitaphe, la plus acute qu’aient jamais vanté les siècles Pristins.

Paquier
A-t-il eu le temps de se reconnaître ? Est-il bien mort ?

Corbineli
Si bien mort, qu’il n’en reviendra point.

Granger
Corbineli, appelle Mademoiselle Genevote : elle diminuera mes douleurs en les partageant. Vraiment oui, c’est aux Pèlerins de Saint-Michel qu’il faut apporter des coquilles.


Scène 3
Genevote, Granger, Paquier, Corbineli.
Granger
Mon fils a vécu, Mademoiselle, et je dirais qu’il vit encore si j’avais achevé un Poème que je médite sur le genre de son trépas. Je me avertis toutefois que vous seriez sacrilège, si vous lamentiez la fin d’un homme qui, pour une vie méchante et périssable, en recouvre une dans mes Cahiers immortelle et tranquille.

Genevote
Quoi ! Monsieur Granger n’est plus ? Nous étions trop bien unis pour être si tôt séparés ! Je veux, comme lui, sortir de la vie, mais d’autant que la Nature qui nous a mis au jour sans notre consentement ne nous permet pas de le quitter sans le sien ; je veux sortir de la vie, et rester entre les vivants, c’est-à-dire que, dès aujourd’hui, je vais faire dans un Cloître un solennel sacrifice de moi-même. Je n’ignore point, Monsieur, ce que je dois à votre affection, mais l’honneur qui me défend de manquer à ma foi, ne me défend pas de manquer à mon amour ; et je vous jure que si par un impossible ces deux incidents ne souffraient point de répugnance, je me sacrifierais de tout mon cœur à votre désir.

Granger
Oui, ma Cythérée, oui, vous pouvez m’épouser et garder votre parole. Il avait l’assurance d’être un jour votre mari, vif ou mort, il faut, pour vous rendre quitte de votre promesse, que vous l’épousiez mort. Nous passerons le Contrat, et ferons le reste des cérémonies ; puis quand ainsi vous serez libre de votre serment, nous procéderons tout à loisir à notre mariage.

Corbineli
Il semble que vous soyez inspiré de Dieu, tant vous parlez divinement.

Granger
Une seule chose m’arrête ; c’est qu’étant un miracle, vous n’en fassiez un ; que vous ne rendiez la vie à ceux qui ne sont pas morts ; et que vous ne fassiez arriver céans la Résurrection avant Pâques.

Corbineli, tout bas
.
Ô ! puissant Dieu des fourbes, ma corde vient de rompre. Fais que je la renouvelle en sorte par ton moyen, qu’elle vaille mieux qu’une neuve.

Granger
Et toi, tu me trahis, fugitif infidèle du parti de mon amour ! Toi que j’avais élu pour la boîte, l’étui, le coffre et le garde-manger de toutes mes pensées. Tu m’es « Cornelius Tacitus », au lieu de m’être « Cornelius Publius ».

Paquier
Choisis lequel tu aimes le mieux, d’être assommé ou pendu !

Corbineli
J’aime mieux boire.

Granger
Ce n’était point assez de m’avoir volé au nom des Turcs ; il fallait ajouter une nouvelle trahison ! Et de son corps, donc, menteur infâme, qu’en as-tu fait ?

Corbineli
Ma foi ! là-dessus, je m’éveillai.

Granger
Que veux-tu dire, tu t’éveillas ?

Corbineli
Vraiment oui. Il ne me fut pas possible de dormir davantage, car votre fils faisait un Tonnerre de Diable avec une assiette dont il tambourinait sur la table.

Genevote
Et moi j’ai fait semblant de croire que votre fils était mort, pour vous faire goûter, quand vous le reverriez un plus pur contentement, par l’opposition de son contraire.

Granger
Quoi qu’il en soit, Mademoiselle, le fiel importun de mes angoisses n’est que trop adouci par le miel sucré d’un si friand discours, mais, pour ce fourbe de Corbineli.
Il faut avouer que c’est un grand menteur.

Corbineli
J’affecte, pour moi, d’être remarqué par le titre de grand, sans me soucier que ce soit celui de grand Menteur, grand Ivrogne, grand Politique, grand
Cnéz, grand Khan, grand Turc, grand Mufti, grand Vizir, grand Tephterdat, Alexandre le grand ou grand Pompée. Il ne m’importe, pourvu que cette Épithète remarquable m’empêche de passer pour médiocre.

Granger
Tu t’excuses de si bonne grâce, que je serais presque en colère que tu ne m’eusses
point fâché. Je t’ordonne pourtant, pour pénitence, de nous exhiber le spectacle de quelque intrigue, de quelque Comédie. J’avais mis en jeu mon Paranymphe des Muses, mais Monsieur de La Tremblaye n’a pas trouvé bon que rien se passât sur ces matières sans prendre ton avis.

Corbineli
En effet, votre déclamation n’eût pas été bonne, parce qu’elle est trop bonne. Ces doctes antiquités ne sont pas proportionnées à l’esprit de ceux qui composent les membres de cette compagnie. J’en sais une Italienne, dont le démêlement est fort agréable : amenez seulement ici Monsieur de La Tremblaye, votre fils et les autres, afin que je distribue les rôles sur le champ.

Granger
« Extemplo » je les vais congréger.


Scène 4
Genevote, Corbineli.
Genevote
La corde a manqué, Corbineli.

Corbineli
Oui, mais j’en avais plus d’une. Je vais engager notre bon Seigneur dans un Labyrinthe où de plus grands Docteurs que lui demeureraient à « quia ».


Scène 5
Granger,
Paquier, Genevote, Corbineli.
Granger
Au feu ! au feu !

Genevote
Où est-ce ? où est-ce ?

Granger
Dans la plus haute région de l’air, selon l’opinion des Péripatéticiens. Hé bien, ne suis-je pas habile à la riposte ? N’ai-je pas guéri le mal aussitôt que je l’ai eu fait ? Ma langue est une Vipère qui porte le venin et la Thériaque tout ensemble, c’est la pique d’Achille qui seule peut guérir les blessures qu’elle a faites. Et bien loin de ressembler aux Bourreaux de la Faculté de Médecine, qui d’une égratignure font une grande plaie, d’une grande plaie je fais moins qu’une égratignure.

Corbineli
Nous perdons autant de temps que si nous ne devions pas aujourd’hui faire la Comédie. Je m’en vais instruire ces gens-ci de ce qu’ils auront à dire.
Je te donnerais bien des préceptes, Paquier, mais tu n’aurais pas le temps d’apprendre tant de choses par cœur. Je prendrai soin, me tenant derrière toi, de te souffler ce que tu auras à dire. Vous, Monsieur, vous paraîtrez durant toute la pièce, et quoique d’abord votre personnage semble sérieux, il n’y en a pas un si bouffon.

Granger
Qu’est-ceci ? vous m’engagez à soutenir des rôles dans vos Batelages, et vous ne m’en racontez pas seulement le sujet !

Corbineli
Je vous en cache la conduite parce que si je vous l’expliquais à cette heure, vous auriez bien le plaisir maintenant de voir un beau démêlement, mais non pas celui d’être surpris. En vérité, je vous jure que lorsque vous verrez tantôt la péripétie d’une intrigue si bien démêlée, vous confesserez vous-même que nous aurions été des idiots, si nous vous l’avions découvert. Je veux toutefois vous en ébaucher un raccourci. Doncques ce que je désire vous représenter est une véritable histoire, et vous la connaîtrez quand la Scène se fermera. Nous la posons à Constantinople, quoiqu’elle se passe autre part. Vous verrez un homme du tiers-état,
riche de deux enfants, et de force quarts d’écus : le fils restait à pourvoir ; il s’affectionne d’une Damoiselle de qualité fort proche parente de son beau-frère ; il aime, il est aimé, mais son père s’oppose à l’achèvement mutuel de leurs desseins. Il entre en désespoir, sa Maîtresse de même. Enfin les voilà prêts, en se tuant, de clore cette Pièce. Mais ce Père, dont le naturel est bon, n’a pas la cruauté de souffrir à ses yeux une si tragique aventure ; il prête son consentement aux volontés du ciel et fait les cérémonies du mariage, dont l’union secrète de ces deux cœurs avait déjà commencé le Sacrement.

Granger
Tu viens de rasseoir mon âme dans la chaire pacifique d’où l’avaient culbuté mille appréhensions cornues. Va paisiblement conférer avec tes Acteurs ; je te déclare Plénipotentiaire de ce Traité Comique.
Toi, Paquier, je te fais le Portier effroyable de l’introïte de mes Lares. Aie cure de les propugner de l’introïte du Fanfaron, du Bourgeois et du Page, qui, sachant qu’on fait ici des jeux, ne manqueront pas d’y transporter leurs ignares personnes. Je te mets là des monstres en tête qu’il te faut combattre diversement. Tu verras diverses sortes de visages, les uns t’aborderont froidement, et, si tu les refuses, aussitôt glaive en l’air, et forceront ta porte avec brutalité. Le moins de résistance que tu feras, c’est le meilleur. Il t’en conviendra voir d’autres, la barbe faite en garde de poignard, aux moustaches rubantées, au crin poudré, au manteau galonné, qui, tout échauffés, se présenteront à toi. Si tu t’opposes à leur torrent, il te traiteront de fat, se formaliseront que tu ne les connais pas. Dès qu’ils t’auront arraisonné de la sorte, juge qu’ils ont trop bonne mine pour être bien méchants. Avale toutes leurs injures. Mais si la main entreprend d’officier pour la langue, souviens-toi de la règle « mobile pro fixo ». D’autres, pour s’introduire, demanderont à parler à quelque Acteur, pour affaire d’importance et qui ne se peut remettre ; d’autres auront quelques hardes à leur porter. À tous ceux-là « Nescio vos ». D’autres, comme les Pages, environnés chacun, d’un Écolier, d’un Courtaut et d’une Putain, viendront pour être admis : Reçois-les. Ce n’est pas que cette race de Pygmées puisse de soi rien effectuer de terrible ; mais elle irait conglober un torrent de canailles armées qui déborderait sur toi, comme un essaim de guêpes sur une poire molle. « Vale, mi care ».


Scène 6
Paquier , seul.

Ô ma foi ! c’est un étrange métier que celui de Portier ! Il lui faut autant de têtes qu’à celui des Enfers, pour ne point fléchir ; autant d’yeux qu’à Argus, pour bien veiller ; autant de bouches qu’à la Renommée, pour parler à tout le monde ; autant de mains qu’à Briarée, pour se défendre de tant de gens ; autant d’âmes qu’à l’Hydre, pour réparer tant de vies qu’on lui ôte ; et autant de pieds qu’à un Cloporte, pour fuir tant de coups.



Scène 7
Paquier, Châteaufort.
Paquier
Voici mon coup d’essai. Courage, j’en vais faire un chef-d’œuvre.

Châteaufort
Bourgeois, ho ! hola, ho ! bourgeois ! Vous autres malheureux, ne représentez-vous pas aujourd’hui céans quelques coyonneries et jolivetés ?

Paquier
« Salva pace », Monsieur, mon Maître n’appelle pas cela comme cela.

Châteaufort
Quelque Momie, quelque Fadaise ? Vite, vite, ouvre-moi.

Paquier
Je pense qu’il ne vous faut pas ouvrir, car vous avez la barbe faite en garde de poignard ; vous ne m’avez pas abordé froidement ; vous n’avez pas dégainé, ni vous n’êtes pas Page.

Châteaufort
Ha ! vertubleu, poltron, dépêche-toi ; je ne suis ici que par curiosité.

Paquier
Vous ne faites point du tout comme il faut.

Châteaufort
Morbleu ! mon Camarade, de grâce, laisse-moi passer.


Paquier
Hé ! vous faites encore pis ; vraiment, il ne faut pas prier.

Châteaufort
Savez-vous ce qu’il y a, petit godelureau ? Je veux être fricassé comme Judas, si je me soucie ni de vous, ni de votre Collège ; car, après tout, j’ai encore une centaine de Maisons, Châteaux s’entend, dont la moindre… Mais je ne suis point discoureur. Ouvre-moi vite, si tu ne me veux obliger de croire qu’il n’entre céans que des coquins, puisqu’on m’en refuse l’abord. Cap-de-biou, et que penses-tu que je sois ? Un nigaud ? Mardi, j’entends le jargon et le galimatias. Il est vrai que j’ai sur moi une mauvaise cappe, mais, en récompense, je porte à mon côté une bonne tueuse, qui fera venir sur le pré le plus résolu de la Troupe.

Paquier
Vous raisonnez là tout comme ceux qui ne doivent point entrer.

Châteaufort
De grâce, pauvre homme, que j’aille du moins dire à ton Maître que je suis ici, et qu’il me rende un mien goujat qui s’est enfui sans congé.

Paquier
« Il en viendra d’autres qui désireront parler à quelque Acteur pour affaire d’importance. » Je ne sais plus comme il faut dire à ceux-là. Ha ! Monsieur, à propos, vous ne devez pas entrer.

Châteaufort
Ventre ! je vous dis encore que je ne suis ici que par promenade. Penses-tu donc, veillaque, qu’un gentilhomme de qualité…

Paquier
« Domine, domine, accède celeriter. » Vous ne m’avez point dit ce qu’il fallait répondre à ceux qui parlent de promenade.


Scène 8
Gareau, Paquier, Châteaufort.
Gareau
Ô Parguene sfesmon, vela bian débuté. Et pensé vous don que ce set un parsenage comme les autres, à bâtons rompus ? Dame nanain. C’est eun homme qui sait peu et prou. Comment, oul dit d’or, et s’oul n’a pas le bec jaune. C’est le garçon de cet homme qui en sait tant. Vela le Maître tout craché, vela tout fin dret son armanbrance.

Châteaufort
J’aurais déjà fait un crible du ventre de ce coquin, mais j’ai la crainte de faillir contre les règles de la Comédie, si j’ensanglantais la Scène.

Gareau
Vertigué qu’ous êtes considérant, ous avez mangé de la soupe à neuf heures.

Châteaufort
J’enrage de servir ainsi de borne dans une rue.

Gareau
Ô ma foi, ous êtes bian délicat en harbes, ous n’aimez ni la rue ni la patience.


Scène 9
Granger,
Gareau, Châteaufort, Paquier.
Granger
Quel climat sont allés habiter nos Rosciens ? L’Antipode ou notre Zénith ? Je vous décoche le bon jour, Chevalier du grand revers ; et vous, l’homme à l’héritage, salut et dilection !

Gareau
Parguene, je sis venu nonobstant, pour vous défrincher ma sussion encore une petite escousse. Excusez l’importunance - da ; car c’est la mainagère de mon Onque qui ne feset que huyer environ moi que je venis. Que velez - vous que je vous dise ? Ol feset la guieblesse. « Ha ! vramant, » ce feset - elle à part soi, Monsieur Granger, pisqu’il set tout, c’est à ly à savoir ça. Va-t-en, va, Jean, il te dorra un consille là - dessus. Dame, j’y sis venu.

Granger

Ô ! mon cher ami, par Apollon claire-face qui communique sa lumière aux choses les plus obscures, ne nous veuille rejeter dedans le creux manoir de cette spélonque généalogique.

Gareau

Parguene, Monsieu, sacoutez donc eun tantet, et vous orez, si je ne vous la boute pas aussi à clair qu’un cribe.

Granger
Ma parole est aussi tenable qu’un décret du Destin.

Gareau
(
Il lui présente une fressure de veau pendu au bout d’un bâton.)
Ô bian, comme dit Pilatre, « quod scrisi, quod scrisi », n’importe, n’importe, ce nianmoins, tanquia, qu’odon comme dit l’autre, vela eune petite douceur que notre Mère-grand vous envoie.

Granger
Va, cher ami, je ne suis
pas Jurisconsulte mercenaire.

Gareau
Là, là, prenez
tréjours ; vaut mieux un tian, que deux tu l’auras.

Granger
Je te dis encore un coup que je te remercie.

Gareau
Prenez, vous dis-je, vous ne savez pas qui vous prendra.

Granger

Hé fi ! Champêtre Hétérogène, prends-tu mes vêtements pour la marmite de ta maison ?

Gareau
Ho, ho,
tredinse, il ne sera pas dit que j’usions d’obliviance ; cor que je siomes petits, je ne sommes pas vilains.

Granger
Veux-tu donc me diffamer « a
capite ad calcem » ?

Gareau

Bonnefy, vous le prendrais. Je sais bien, comme dit l’autre, que je ne sis pas digne d’être capabe ; mais stampandant oui n’y a rian qui ressembe si bien à eun chat qu’eune chate. Bonnefy, vous le prendrais da, car on me huiret ; et pis, vous en garderiais de la rancœur encontre moi.

Granger
Ô vénérable confrère de Pan, des Faunes, des Sylvains, des Satyres et des Dryades,
cesse enfin par un excès de bonne volonté, de diffamer mes ornements, et je te permets, par rémunération, de rester spectateur d’une invention Théâtrale, la plus hilarieuse du monde.

Châteaufort
J’y entre aussi, et pour récompense, je te permets, en cas d’alarme, de te mettre à couvert sous le bouclier impénétrable de mon terrible nom.

Granger
J’en suis d’accord, car que saurait refuser un mari le jour de ses noces ? Paquier, à Châteaufort. Mais, Monsieur, je voudrais bien savoir qui vous êtes, vous qui vouliez entrer.

Châteaufort

Je suis le Fils du Tonnerre ; le Frère aîné de la Foudre ; le Cousin de l’Éclair ; l’Oncle du Tintamarre ; le Neveu de Caron ; le gendre des Furies ; le Mari de la Parque ; le Ruffien de la Mort ; le Père, l’Ancêtre et le Bisaïeul des Éclaircissements.

Paquier
Voyez si j’avais tort de lui refuser l’entrée. Comment un si grand homme pourrait-il passer par une si petite porte ? Monsieur, on vous souffre, à condition que vous laisserez vos parents à la porte, car avec le Bruit, le Tonnerre et le Tintamarre, on ne pourrait rien entendre.

Châteaufort
Garde-toi bien une autre fois de te méprendre. D’abord que quelqu’un viendra s’offrir, demande-lui son nom, car s’il s’appelle la Montagne, la Tour, la Roche, la Butte, Fortchasteau, Châteaufort ou de quelqu’autre titre inébranlable, tu peux t’assurer que c’est moi.

Paquier
Vous portez plusieurs Noms, pour ce que vous avez plusieurs pères.
(Ils entrent.)



Scène 10
Corbineli, Granger, Châteaufort, Paquier, Gareau, La Tremblaye, Granger le jeune, Manon, Genevote.
Corbineli , à Granger.

Toutes choses sont prêtes : faites seulement apporter un siège, et vous y colloquez, car vous avez à paraître pendant toute la Pièce.
Paquier, à Châteaufort. Pour vous, ô Seigneur de vaste Étendue, plongez-vous dans celle-ci ; mais gardez d’ébouler sur la compagnie, car nos reins ne sont pas à l’épreuve des Pierres, des Montagnes, des Tours, des Rochers, des Buttes et des Châteaux.

Granger
Ça donc que chacun s’habille. Hé quoi ! Je ne vois point de préparatifs ? Où sont donc les masques des Satyres ? Les chapelets et les barbes d’Hermites ? Les trousses des Cupidons ?
Les flambeaux poiraisins, des Furies ? Je ne vois rien de tout cela.

Genevote
Notre action n’a pas besoin de toutes ces simagrées. Comme ce n’est pas une fiction, nous n’y mêlons rien de feint ; nous ne changeons point d’habits. Cette place nous servira de Théâtre ; et vous verrez toutefois que la Comédie
n’en sera pas moins divertissante.

Granger
Je conduis la ficelle de mes désirs au niveau de votre volonté.
Mais déjà le feu des gueux fait place à nos chandelles. Ça, qui de vous le premier estropiera le silence ?

(Commencement de la Pièce.)
Genevote
Enfin, qu’est devenu mon Serviteur ?


Granger le jeune
Il est si bien perdu, qu’il ne souhaite pas de se retrouver.

Genevote
Je n’ai point encore su le lieu ni le temps où commença votre passion.


Granger le jeune
Hélas ! ce fut aux Carmes, un jour que vous étiez au Sermon…

Granger
le père, en interrompant
.
Soleil, mon Soleil, qui tous les matins faites rougir de honte la céleste Lanterne, ce fut au même lieu que vous donnâtes échec et mat à ma pauvre liberté. Vos yeux, toutefois, ne m’égorgèrent pas du premier coup
de couteau, mais cela provint de ce que je ne sentais que de loin l’influence porte-trait de votre rayonnant visage, car ma rechignante destinée m’avait colloqué superficiellement à l’ourlet de la Sphère de votre activité.

Corbineli
Je pense, ma foi, que vous êtes
fol de les interrompre : ne voyez-vous pas bien que tout cela est de leur personnage ?

Granger le jeune
Toutes les Espèces de votre beauté vinrent en gros assiéger ma raison ; mais il ne me fut pas possible de haïr mes ennemis, après que je les eus considérés.

Granger
le père , en interrompant.

Allons, ma Nymphelette, allons, il est vergogneux aux filles de colloquiser « diu et privatim » avec tant vert Jouvenceau. Encore si c’était avec moi, ma barbe jure de ma sagesse, mais avec un petit cajoleur !

Corbineli
Que Diable ! laissez-les parler si vous voulez, ou bien nous donnerons votre rôle à quelqu’un qui s’en acquittera mieux que vous.

Genevote, à
Granger le jeune
.

Je m’étonne donc que vous ne travailliez plus courageusement aux moyens de posséder une chose pour qui vous avez tant de passion.

Granger le jeune
Mademoiselle, tout ce qui dépend d’un bras plus fort que le mien, je le souhaite, et ne le promets pas. Mais au moins suis-je assuré de vous faire paraître mon amour par mon combat, si je ne puis vous témoigner ma bonne fortune par ma victoire. Je me suis jeté aujourd’hui plusieurs fois aux genoux de mon père, le conjurant d’avoir pitié des maux que je souffre ; et je m’en vais savoir de mon valet s’il lui a dit la résolution que j’avais prise de lui désobéir, car je l’en avais chargé. Viens-ça, Paquier, as-tu dit à mon Père que j’étais résolu, malgré son commandement, de passer outre ?

Paquier
Corbineli, souffle-moi.

Corbineli, tout bas
.
Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.

Paquier
Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.


Granger le jeune
Ah !
maraud, ton sang me vengera de ta perfidie !
(Il tire l’épée sur
Paquier.)

Corbineli
Fuis-t-en donc, de peur qu’il ne te frappe.

Paquier
Cela est-il de mon rôle ?

Corbineli
Oui.

Paquier
Fuis -
t’en donc de peur qu’il ne te frappe.

Granger le jeune
Je sais qu’à moins d’une Couronne sur la tête, je ne saurais seconder votre mérite.

Genevote
Les Rois, pour être Rois, ne cessent pas d’être hommes, pensez-vous que…

Granger
le père , interrompant.

En effet, les mêmes appétits qui agitent un Ciron agitent un Éléphant. Ce qui nous pousse à battre un support de marmite, fait à un Roi détruire une Province. L’ambition allume une querelle entre deux Comédiens ; la même ambition allume une guerre entre deux Potentats. Ils veulent de même que nous, mais ils peuvent plus que nous.

Corbineli
Ma foi, je vous enchaînerai.


Granger le jeune
On croira…

Genevote
Suffise qu’on croie toutes choses à votre avantage. À quoi bon me faire tant de protestations d’une amitié dont je ne doute pas ? Il vaudrait bien mieux être
maintenant pendus au col de votre Père et, à force de larmes et de prières, arracher son consentement pour notre mariage.

Granger le jeune
Allons-y donc, Monsieur, je viens vous conjurer d’avoir pitié de moi, et…

Genevote
Et moi, vous témoigner l’envie que j’ai de vous faire bientôt Grand-père.

Granger
Comment, Grand-père ? Je veux bien tirer
de vous une propagation de petits individus ; mais j’en veux être cause prochaine, et non pas cause éloignée.

Corbineli
Ne vous tairez-vous pas ?

Granger
Cœur bas et ravalé, n’as-tu
point de honte de consumer l’avril de tes jours à cajoler une fille ?

Corbineli
Ne voyez-vous pas que l’ordre de la Pièce demande qu’ils disent tout cela ?

Granger
Ils n’ont pas assez de bien l’un pour l’autre, je ne souffrirai jamais…

Genevote
Non, non, Monsieur, je suis d’une condition qui vous défend d’appréhender la pauvreté. Je souhaiterais seulement que vous eussiez vu une Terre
que nous avons à huit lieues d’ici. La solitude agréable des Bois, le vert émaillé des Prairies, le murmure des fontaines, l’harmonie des Oiseaux, tout cela repeinturerait de noir votre poil déjà blanc.

Paquier
Mademoiselle, ne passez pas outre, voilà tout ce qu’il faut à Charlot. Il ne saurait mourir de faim, s’il a des Bois, des Prés, des Oiseaux, et des Fontaines ; car les Arbres lui serviront à se guérir du mal des mouches ; les Prés lui fourniront de quoi paître, et les Oiseaux prendront le soin de
chiffler quand il ira boire à la fontaine.

Granger
Ah ! sirénique laronnesse des cœurs ! je vois bien que vous guettez ma raison au coin d’un Bois, que vous la voulez égorger sur le Pré, ou bien l’ayant submergée à la Fontaine, la donner à manger aux Oiseaux.


Granger le jeune
Je suis venu…

Paquier
J’ai vu, j’ai vaincu, dit César, au retour des Gaules.


Granger le jeune
Vous conjurer…

Paquier
Dieu vous fasse bien, Monsieur l’Exorciste, mon Maître n’est pas Démoniaque.


Granger le jeune
Par les services que je vous ai faits…

Paquier
Et par celui des morts qu’il voudrait bien vous avoir fait faire.

Granger
le jeune
De reprendre la vie que vous m’avez prêtée.

Paquier
Il était bien
fol de vous prêter une chose dont on n’a jamais assez.

Granger le jeune
(Il tire
un poignard.)
Prenez ce poignard, Père dénaturé, faites deux homicides par un meurtre, écrivez le destin de ma Maîtresse avec mon sang, et ne permettez pas que la moitié d’un si beau couple expire de… Mais à quoi bon tant de discours ? Frappez ! Qu’attendez-vous ?

Corbineli
Répondez-donc, si vous voulez. Qu’est-ce ? Êtes-vous trépassé ?

Granger
Ha ! que tu viens de m’arracher une belle pensée ! Je rêvais quelle est la plus belle figure, de l’Antithèse ou de l’Interrogation.

Corbineli
Ce n’est pas
cela dont il est question.

Granger
Et je ruminais encore à ces Spéculateurs, qui tant de fois ont fait faire à leurs rêveries le plongeon dans la Mer, pour découvrir l’origine de son Flux, de son Reflux, mais pas un à mon goût n’a frappé dans la visière. Ces raisons salées me semblent si fades, que je conclus qu’infailliblement…

Corbineli
Ce n’est pas de ces matières-là, vous dit-on,
dont il est question. Nous parlons de marier Mademoiselle et votre Fils, et vous nous embarquez sur la Mer.

Granger
Quoi ! parlez-vous de mariage avec cet hobereau ? Êtes-vous orbe de la faculté intellectuelle ? Êtes-vous hétéroclite d’entendement, ou le microcosme parfait d’une continuité de chimères abstractives ?

Corbineli
À force de représenter une fable, la prenez-vous pour
vérité ? Ce que vous avez inventé vous fait-il peur ? Ne voyez-vous pas que l’ordre de la Pièce veut que vous donniez votre consentement ? Et toi, Paquier, surtout maintenant garde-toi bien de parler, car il paraît ici un muet que tu représentes ! Là donc, dépêchez-vous d’accorder votre fils à Mademoiselle. Mariez-les.

Granger
Comment marier, c’est une Comédie ?

Corbineli

bien, ne savez-vous pas que la conclusion d’un Poème Comique est toujours un mariage ?

Granger
Oui ; mais comment serait-ce ici la fin ? Il n’y a pas encore un Acte de fait.

Corbineli
Nous avons
uni tous les cinq en un, de peur de confusion : cela s’appelle Pièce à la Polonaise.

Granger

Ah ! bon… « Comme cela, je te permets de prendre Mademoiselle pour légitime Épouse. »

Genevote
Vous plaît-il de signer les Articles ? Voilà le Notaire tout prêt.

Granger
« Sic ita sane », très volontiers.


Paquier
J’enrage d’être muet, car je l’avertirais.
(Fin de la Comédie.)


Granger
bien ! Mademoiselle, que dites - vous de notre comédie ?

Genevote
Elle est belle, mais apprenez qu’elle est de celles qui durent autant que la vie. Nous vous en avons tantôt fait le récit comme d’une Histoire arrivée, mais elle devait arriver. Au reste, vous n’avez pas sujet de vous plaindre, car vous nous avez mariés vous-même ; vous-même vous avez signé les Articles du Contrat. Accusez-vous seulement d’avoir enseigné le premier à fourber. Vous fîtes accroire
aux parents de votre fils qu’il était fol, quand vous vîtes qu’il ne voulait point entendre au voyage de Venise. Cette insigne fausseté lui montra le chemin de celle-ci. Il crut qu’il ne pouvait faillir en imitant un si bon Père.

Corbineli
Enfin, c’est une pilule qu’il vous faut avaler.

La Tremblaye
Vous l’avalerez, ou par la mort…

Gareau
Ah ! par ma fi, je sommes
logé à l’Enseigne de J’en tenons . Parmanda, j’en avouas queuque souleur, que cette petite ravodière-là li grimoneret queuque Tragédie. Hé bian, ne vela pas notre putain de mainagère toute revenue ? Feu la pauvre défunte, devant Guieu set son âme da, m’en baillit eun jour d’une belle vrédée. Par ma fiquette, ol me boutit à Cornuaille en tout bian et tout honneur. Stampandant la bonne Chienne qu’ol estet… Aga hé ! Ous estes don de ces saintes sucrées-là ? Bonnefy, je le voyas bian, qu’ous aviais le nez torné à la friandise. Or un jour qu’il plut tant : « Jaquelaine, ce ly fis-je tout en gaussant, il fait cette nuit clair de l’Eune, il fera demain clair de l’Autre. » Enfin tanquia, qu’odon, ce nonobstant, après ça, ô dame, éclaircissez-moi à dire : « Tanquia que je m’en revenis tout épouvanté tintamarer à notre huis. À la parfin je me couchis tout fin nu auprès de notre bonne femme. Un tantet après que je me fussis rabougry tout en eun petit tapon, je sentis queuque chose qui groùillet. « Jaquelaine, ce ly fis-je, je pense qu’il y a là queuqu’un couché. — Oui, ce me fit-elle, je t’en répons et que Guiantre y auret-il ? » Eune bonne escousse après je sacoute encore frétiller. « Han ! Jaquelaine, il y a là queuqu’un. « J’allongis ma main, je tâtis. « Houay ! ce fis-je, eune tête, deux têtes » ; pis frougonnant entre les draps : « deux jambes, quatre jambes ; han ! Jaquelaine il y a là queuqu’un. Hé ! Piarre, que tu es fou, ce me fit-elle, tu comptes mes jambes deux fouas ! » Parguene, je ne me contentis point ; je me levis. Dame, je découvris le pot aux roses. « Ho ! ho ! vilaine, ce ly fis-je, qu’est-ce que ça ? « Fili davi » ! Ton ribaut sera étripé ! Vrament, Jean, ce me fit-elle, garde t’en bian : c’est ce pauvre maître Louis le barbier, qui venet de seigner eun malade de tout là-bas. Il estet tout rede de fred, et avet encore bian de vilain chemain à passer. Il m’exhorsisait d’allumer du feu ; dame, comme tu sais, le bois est char ; je l’y ai dit qu’il se venist pustôt réchauffer environ moi. Il ne feset que de s’y bouter quand tu es venu. —Allons, allons, cely fis-je, Maître Louis on vous appranra devenir coucher avec les femmes des gens ». Dame, je ne fus ni fou, ni estourdi je le claquis bel et bian sur mes espaules, et le portis sur mes espaules jusqu’à moiquié chemain de sa maison : « mais n’y revenez pas eune autre fouas ! car parguene, s’il vous arrive, je vous porterai encore eune escousse aussi loin. » Et bian, regardez, il ne faut qu’eun malheur. Cette petite devargondée m’en eut peut-être fait autant. C’est pourquoi bonjour et bonsoir, c’est pour deux fouas.

Corbineli
C’est maintenant à vous, Monsieur, pour combler la félicité de ces nouveaux mariés, d’augmenter leur revenu de celui d’un Empire. Il vous sera bien aisé, puisque vous faites chanceler la Couronne d’un Monarque en le regardant.

Châteaufort
Je donne assez, quand je n’ôte rien ; et je leur ai fait beaucoup de bien
de ne leur avoir point fait de mal.

Granger le jeune
Mon petit cœur, il est fort tard, allons nous mettre au lit.

Paquier
Je n’ai donc plus qu’à faire venir la Sage-femme, car vous allez entrer en travail d’Enfant.


La Tremblaye
Je n’oserais quasi prendre la hardiesse de vous consoler.

Granger
N’en prenez pas la peine, je me consolerai bien moi-même. « O tempora ! O mores ! »




Personnages
Granger .
Châteaufort .
Charlot .
Paquier .
Fleury .
Corbineli .
Genevote .
Manon .
Gareau .
De La Tremblaye .
Un cuistre .


Acte I
Scène première
Granger, Châteaufort,
Paquier.
Granger
Par les Dieux jumeaux, tous les monstres ne sont pas en Afrique. Et de grâce, satrape du palais stygial, donne-moi la définition de ton individu. Ne serais-tu point un être de raison, une chimère, un accident sans substance, un élixir de la matière première, un spectre de drap noir ? Ha ! Tu n’es sans doute que cela, ou, tout au plus, un grimaud d’enfer qui fait l’école buissonnière.

Châteaufort
Puisque je te vois curieux de connaître les grandes choses, je veux t’apprendre les miracles de mon berceau. La nature se voyant incommodée d’un si grand
bien, eut la hardiesse de s’imaginer qu’elle me pouvait produire. Pour cet effet, elle empoigna les âmes de Samson, d’Hector, d’Achille, d’Ajax, de Cyrus, d’Épaminondas, d’Alexandre, de Romule, de Scipion, d’Hannibal, de Sylla, de Pompée, De Pyrrhus, de Caton, de César et d’Antoine ; puis les ayant pulvérisées, calcinées, rectifiées, elle réduisit toute cette confection en un spirituel sublimé qui n’attendait plus qu’un fourreau pour s’y fourrer. Nature glorieuse de sa réussite, ne pût goûter modérément sa joie ; elle clabauda son chef-d’œuvre partout ; l’art en devint jaloux ; et fâché, disait-il, qu’une teigneuse emportât toute seule la gloire de m’avoir engendré, la traita d’ingrate, de superbe, lui déchira sa coiffe. Nature, de son côté prit son ennemi aux cheveux, enfin l’un et l’autre battit et fut battu. Le tintamarre des démentis, des soufflets, des bastonnades, m’éveilla ; je les vis ; et jugeant que leurs démêlés ne portaient pas la mine de prendre sitôt fin, je me créais moi-même.

Granger
Ou ça, seigneur Capitan, vous souhaitez, m’avez-vous dit,
vous conjoindre à notre Manon ?

Châteaufort
Il est vrai, Dieu me damne
que votre fille est folle de mon amour mais quoi ? C’est mon faible de n’avoir jamais pu regarder de femme sans la blesser.

Granger
Et
cependant, l’oiseau ne saurait être pour vous. La première objection que je fais, est que vous êtes Normand, Normandie, « quasi » venue du Nord pour mendier. De votre nation les serviteurs sont traîtres, les égaux insolents et les maîtres insupportables. Jadis le blason de cette province était trois faux pour montrer les trois espèces de faux qu’engendre ce climat « scilicet ». Faux sauniers, faux témoins, faux monnayeurs. Je ne veux point de faussaires en ma maison. La seconde qui m’est une raison invincible, c’est que votre bourse est malade d’un flux de ventre dont la mienne appréhende la contagion. Je sais que votre mine seule ferait trembler le plus ferme manteau d’aujourd’hui ; mais, en cet âge de fer on juge de nous pas par ce que nous avons et non par ce que nous sommes. La pauvreté fait le vice ; et si vous me demandez « cur tibi despicior » ? Je vous réponds : « Non omnibus itur ad aurum ». D’un certain riche laboureur la charrue m’éblouit, et je suis tout à fait résolu à lui donner ma fille. C’est pourquoi je vous conseille de ne plus approcher d’elle. Quoique j’aime les règles de la grammaire, je ne prendrais pas plaisir de vous voir accorder ensemble le masculin et le féminin ; que je craindrais qu’un malévole n’inférât : « Optant sibi jungere casus ».

Châteaufort
Et moi chétif excommunié, j’aurais déjà fait sortir ton âme par cent plaies, sans la dignité de mon
âme qui me défend d’ôter la vie à quelque chose de moindre qu’un géant.

Granger
Eh ! bien
donc, protégez moi plutôt contre je ne sais quel gentillâtre, qui a bien l’insolence de marcher sur vos brisées, et…

Châteaufort

La Tremblaye ! … Ne vous expliquez pas j’aurais peur que mes yeux en courroux ne jetassent des étincelles dont quelqu’une par mégarde vous pourrait consumer. La rage me transporte ; je m’en vais faire pendre l’eau, le feu, la terre et l’air, et songer au genre de mort dont nous exterminerons ce pygmée qui veut faire le colosse.
(Il sort.)


Scène 2
Granger, Paquier.
Granger
Hé ! bien « Petre », ne voilà pas une digue que je viens d’opposer aux terreurs que me donne tous les jours Monsieur de La Tremblaye ? Car La Tremblaye à cause de Châteaufort, Châteaufort à cause de La Tremblaye, désisteront de la poursuite de ma fille. Ce sont deux poltrons si éprouvés que, s’ils se battent jamais, ils se demanderont tous deux la vie. Me voici cependant embarqué sur une mer où la moitié du monde a fait naufrage. C’est l’amour chez moi, l’amour dehors, l’amour partout. Je n’ai qu’une fille à marier, et j’ai trois gendres prétendus :
ce capitan, le laboureur et Monsieur de La Tremblaye. L’un se dit brave, je sais le contraire ; l’autre riche, mais je ne sais ; l’autre gentilhomme, mais il mange beaucoup. Ô ! nature vous croiriez-vous être mise en frais, si vous aviez fagoté tant seulement trois belles qualités en un individu. Ha ! Pierre Paquier, le monde s’en va renverser.

Paquier
Tant mieux, car autrefois j’entendais dire la même chose, que tout était renversé. Or, si l’on renverse aujourd’hui ce qui était renversé, c’est le remettre en son sens.

Granger
Mais ce n’est pas encore là ma plus grande plaie : j’aime
la sœur de La Tremblaye, et mon fils est mon rival. Depuis le jour que cette furieuse pensée a pris gîte au ventricule de mon cerveau, je ne mange pour toute viande qu’un « pænitet tædet miseret ». Ha ! c’en est fait, je vais me pendre.

Paquier
Là, là, espérez en Dieu, il vous assistera ; il assiste bien les allemands qui ne sont
point de ce pays-ci.

Granger
Si je l’envoyais à Venise ? « haud dubie »,
c’est le meilleur. Oh ! oui sans doute. Bien donc, dès demain, je le mettrai sur mer.

Paquier
Au moins, ne le laissez pas embarquer sans attacher sur lui de l’anis à la Reine, car les médecins en ordonnent contre les vents.

Granger
Va-t-en dire à Charlot Granger qu’il avole
promptement ici. S’il veut savoir qui le demande, dis lui que c’est moi.


Scène 3

Granger, seul d’abord, puis Charlot et Paquier.
Granger , seul.

Donc séjonguant de nos lares ce vorace absorbeur de biens, chaque sol de rente que je soulais avoir deviendra parisis ; et le marteau de la jalousie ne sonnera plus les longues heures du désespoir dans le clocher de mon âme.
(
Voyant entrer Charlot.)
Charlot il faut partir. Songe à l’adieu dont tu prendras congé des Dieux Foyers protecteurs du foyer paternel, car demain l’aurore porte-safran ne se sera pas plutôt jetée des bras de Tithon dans ceux de Céphale qu’il te faudra fier à la discrétion de Neptune guide-nefs. C’est à Venise que je t’envoie ; « tuus enim patruus » m’a mandé qu’étant orbe d’hoirs mâles, il avait besoin d’un personnage sur la fidélité duquel il put se reposer du maniement de ses facultés. Puisque donc tu n’as jamais voulu t’abreuver aux Marets fils de l’ongle du cheval emplumé, et que la lyrique harmonie du savant meurtrier de Python n’a jamais enflé ta parole, essaie si, dans la marchandise Mercure aux pieds ailés te prêtera son caducée. Ainsi, le turbulent Éole te soit aussi affable qu’aux pacifiques nids des Alcyons. Enfin, Charlot, il faut partir.

Charlot
Pour où aller, mon père ?

Granger
À Venise mon fils.

Charlot
Je vois bien, Monsieur, que vous voulez éprouver si je serais assez lâche pour vous abandonner, et par mon absence vous arracher d’entre les bras un fils unique, mais non, mon père : si vos tendresses sont assez grandes pour sacrifier votre joie à mon avancement, mon affection est si forte qu’elle m’empêchera de vous obéir : aussi quoique vous puissiez alléguer, je demeurerai sans cesse auprès de vous et serai votre bâton de vieillesse.

Granger
Ce n’est pas pour prendre votre avis, mais pour vous apprendre ma Volonté que je vous ai fait venir. Donc, demain, je vous emmaillote dans un vaisseau pendant que l’air est serein ; car ; s’il venait à nébulifier, nous sommes menacés par les centuries de Nostradamus d’un temps fort incommode à la navigation.

Charlot
C’est donc sérieusement que vous ordonnez
ce voyage ? Mais apprenez que c’est ce que je ne puis faire, et ce que je ne ferai jamais. Moi ! J’irais à Venise ? Et j’abandonnerais la chose pour laquelle j’aime le jour ? J’irai plutôt aux enfers !


Scène 4
Charlot,
Granger, Cuistres.
Granger, se tournant vers sa maison et appelant les cuistres
.


Piliers de classes, tire-gigots, ciseaux de portion, exécuteurs de justice latine « adeste subito, adeste, ne dicam advolate ». Jetez-moi promptement vos bras achillains sur ce microcosme erroné de chimères abstractives ; et liez-le aussi fort que Prométhée sur le Caucase. Mon pauvre fils est devenu fou !

Charlot, résistant aux cuistres
.

Vous avez beau faire, je n’irai point.

Granger
Gardez bien qu’il n’échappe : il ferait un haricot de nos scientifiques substances.

Charlot,
qui se voit lié par les cuistres
.

Mais, mon père, encore dites-moi pour quel sujet vous me traitez ainsi ne tient-il qu’à faire le voyage de Venise pour vous contenter ? J’y suis tout prêt.

Granger

Ha ! Je le savais bien que mon fils était trop bien morigéné pour donner chez lui passage à sa frénésie. Va, mon dauphin, mon infant, mon prince de Galles, tu seras quelque jour la bénédiction de mes vieux ans. Excuse un esprit prévenu de faux rapports : je te promets en récompense d’allumer pour toi mon amour au centuple dès que tu seras là.

Charlot
(
Que les cuistres ont délié.)
Où là, mon père ?

Granger
À Venise, mon fils.

Charlot
À Venise ? Moi ? Plutôt la mort.

Granger
Au fou, au fou ! Ne voyez vous pas comme il m’a jeté de l’écume en parlant ? Voyez : ses yeux
sont renversés dans sa tête. Ha ! Mon Dieu, faut-il que j’aie un enfant fou ! Vite qu’on me l’empoigne !

Charlot,
se voyant de nouveau saisi par les cuistres
.

Mais encore, apprenez-moi pourquoi on m’attache.

Un cuistre
Parce que vous ne voulez pas aller à Venise.

Charlot
Moi ? Je n’y veux pas aller ? On vous
l’a fait accroire. Hélas ! mon père tant s’en faut, toute ma vie j’ai souhaité avec passion de voir l’Italie et ces belles contrées qu’on appelle le jardin du monde.

Granger
Donc mon fils tu n’as plus besoin d’hellébore. Donc ta tête reste encore aussi
ferme que celle d’un chou cabus après la gelée. Viens m’embrasser ; viens mon toutou, et va-t-en aussitôt chercher quelque chose de gentil à bon marché qui soit rare hors de Paris, pour en faire un présent à ton oncle ; car je vais, tout à cette heure, te retenir une place au coche de Lyon.


Scène
5
Charlot, d’abord seul, puis Corbineli.

Charlot, seul d’abord
.

Que de fâcheuses conjonctures où je me trouve embarrassé. Il faut ou abandonner ma maîtresse c’est-à-dire mourir ou me résoudre à vêtir un pourpoint de pierre : cela s’appelle Saint-Victor ou Saint-Martin.

Corbineli
Si vous
m’en voulez croire, votre voyage ne sera pas long.

Charlot

Ha ! mon pauvre Corbineli, te voilà ! Sais-tu donc bien les malheurs où mon père m’engage ?

Corbineli
Il m’en vient d’apostropher tout le « tu autem ». Il vous envoie à Venise : vous devez partir demain. Mais pourvu que vous m’écoutiez, je pense que, si le bonhomme, pour tracer le plan de cette ville, attend votre retour, il peut
des demain s’en fier à la carte. Il vous commande d’acheter ici quelque bagatelle à bon marché, qui soit rare à Venise pour en faire un présent à votre oncle : c’est un couteau qu’il vient d’aiguiser pour s’égorger lui-même. Suivez-moi seulement.
(
Ils sortent tous les deux.)


Scène 6
Châteaufort, d’abord seul, puis Gareau.
Châteaufort
(Entre du côté opposé à celui par où Charlot ou Corbineli sont sortis.)
Ce La Tremblaye ! Mort-diable,
de quelle mort le ferons-nous tomber ? De l’étrangler comme Hercule fit Antée, je ne suis pas bourreau. Lui ferai-je avaler toute la mer ? Le monument d’Aristote est trop illustre pour un ignorant. Dans la flamme, il n’aurait pas le temps de bien goûter la mort. Commanderai-je à la terre de l’engloutir tout vif ? Non, car comme ces petits gentillâtres sont accoutumés de manger leurs terres, celui-ci pourrait bien manger celle qui le couvrirait. De le déchirer par morceaux, ma colère ne serait pas contente, s’il restait de ce malheureux un atome après sa mort. Ô Dieux, je suis réduit à n’oser pas seulement lui défendre de vivre parce que je ne sais comment le faire mourir.

Gareau
(Entrant en
scène sans voir Châteaufort.)
V’là, j’pensions, la maison de notre futur biau père.
(Apercevant
Châteaufort.)
Eh ! Vartigué, v’la de ces mangeux de petits enfants, la végne de la Courtille : belle montre et peu de rapport.

Châteaufort
Où vas-tu, bonhomme ?

Gareau
Tout devant moi.

Châteaufort
Mais je te demande : « Où va le chemin que tu fais ? »

Gareau
Il ne va pas, il ne bouge.

Châteaufort
Pauvre rustre ! Ce n’est pas cela que je veux savoir : je
veux te demander si tu as bien du chemin à faire aujourd’hui.

Gareau
Nanain da, je le
trouverai tout fait.

Châteaufort
Tu parais, Dieu me damne bien gaillard pour n’avoir pas dîné.

Gareau
Dix nez ! Qu’en
ferais - je, de dix ? Il ne m’en faut qu’un.

Châteaufort
Quel docteur ! Il en sait autant que son curé.

Gareau

Testigué, est-ce à cause qu’ous êtes un Monsieur qu’ous faites tant de mènes ? Hé, si tu es riche, dène deux fois. Bonnafi, v’la un homme bian vidé, v’la un engin de belle déguène, v’la un biau vaissiau ! Par la morgué, si j’avouas une sarpe et un baton je ferais un gentizome tout au queu. C’est de la noblesse à Maquieu. Furon, va te coucher, tu souperas demain. Est-ce donc, pelamor, qu’ous avez un engin de far au coté, qu’ous faites l’Obrius et le Vespasien ? Jarniguè, je ne sis pas un gniais : j’ai été sans reproche marguillier, j’ai été beguiau, j’ai été porte-offrande, j’ai été chasse chien, j’ai été guieu et guièbe, je ne sais pas qui je sis. Mais ardé de tout ça, brrr, j’en dis du mirliro.

Châteaufort
Malheureux excommunié, voilà bien du haut style.

Gareau

M. de Marilly m’appelit bian son bâtar. Il ne s’en est pas falli l’épaisseur d’un yard qu’il ne m’ait fait apprenti conseiller. Viens ça, ce me fit-il une fois, gros fils de voleur (car j’èquious tout comme deux frares), je veux me fit-il que tu venais autour de moi, ce fit-il, dans la Turquise, ce me fit-il. Oh ! Ce l’y fis-je, cela vous plait à dire. Non est, me fit-il. Oh si est, ce l’y fis-je. Oh ! Ce me fis-je à part moi, accoute Jean : ne faut point faire le gniais, faut sautés. Dame je ne fésè point de défigurance davantage, je me bouti avec ly cahin cabra. Mais quand on gn’y est, on gn’y est. Bonne fi pourtant, je parais un sot baquié, un sot baquié je paraisé : car Martin Binet. Et ya à propos, Denis le balafré son oncle.

Châteaufort
Et de grâce villageois achève-nous tes aventures du voyage de Monsieur de
Marilly.

Gareau
Ha, ho ous êtes pas le roi Minos, ous êtes le roi Priant. Ô donc je voyagimes sur l’or riant, et vers la mardy terre aimée.

Châteaufort
Tu veux dire, au contraire, vers l’Orient sur la
méditerranéenne.

Gareau
Hé bian, je me
reprends, un var se reprend bian. Mais guian, si vous pensiais que je devièmes entendre tous ces tintamarres là, comme vous autres latinisseurs, dame, nanain. Et vous, comme guièbe, décharnachez vous votre philosophie ? J’arrive itou au Deux Trois de Gilles le Bâtard, dans la Transilvanire, et pis au pays… au pays… du beurre.

Châteaufort
Que diable veux-tu dire, au pays du beurre ?

Gareau
Oui, au pays du beurre.
Tanquia que c’est un pays qui est mou comme beurre et où les gens sont durs comme pierre… Ha ! C’est la Graisse. Hé bian, les gens n’y sont-ils pas bian durs, pis que ce sont des grais. Et pis, après ça je nous en allîmes, révérence parler en un pays si loin, si loin, je pense que mon maitre appelait cela le pays des Bassins, où le monde est noir comme des antechrists. Ordé, je crois faiblement que je n’eussiemes pas encore cheminé deux glieues que j’eussièmes trouvé le paradis et l’enfer. Par enfin, je nous boutimes nos caisses tout au bout du monde dans la Turquise, moi et mon maitre. Par ma fy, poourtant, je disis biantôt à mon maitre qu’oul s’en revenit. Hé quemant quelle vilanie ! Tous ces Turcs là sont tretous huguenots comme des chiens. Oul se garmentet par escousse de leur bauller des exultations à la Turquoise.

Châteaufort
Il faut dire des exhortations à la Turque.

Gareau

Et je ne veux pas, moi ; et vous êtes un sot drès là ; et testigué. vous êtes un inorant là-dedans. Car ventregué, si ous êtes un si bon diseux, morgué, tapons nous donc la gueule comme il faut. Dame, il ne faut point de beurre pour faire un quarteron. Et quien, et vela pour toi.
(Il le frappe.)

Châteaufort
Ce coup ne m’offense point, au contraire ; il publie mon courage invincible à souffrir. Toutefois, afin que tu ne te rendes pas indigne de pardon par une seconde faute, encore que ce soit ma coutume de donner plutôt un coup d’épée qu’une parole, je veux bien te dire qui je suis. J’ai fait en ma vie septante mille combats, et n’ai jamais porté botte qui n’ait tué sans confession. -
Mais que cet avertissement ne t’effraye point. Je suis tout cœur, et il n’y a point, par conséquent, de place sur mon corps où tu puisses adresser tes coups sans me tuer. Sus donc, mais gardons la vue, ne portons point de même temps, ni poussons point de près, ne tirons point de seconde. Mais vite, vite, je n’aime pas tant de discours. MorDieu, depuis le temps je me serais mis en garde, j’aurais gagné la mesure, j’aurais coupé sous le bras, j’aurais marqué tous les battements, j’aurais tiré la flanconade, j’aurais quarté du pied gauche, j’aurais marqué feinte à la pointe et dedans et dehors, j’aurais estramaçonné, ébranlé, empiété, engagé, volté, porté, paré, riposté, quarté, passé, désarmé et tué trente hommes.

Gareau

Vrament, vramlent, vla bian la musicle de St Innocent, la plus grande piqué du monde. Quel embrocheux de limas ! Et quien, quien, vla encore pour t’agacer.
(Il le frappe encore.)

Châteaufort
Je ne sais, Dieu me damne, ce que m’a fait ce maraud, je ne me saurais fâcher contre lui.
(Il
est encore frappé.)
Foi de cavalier cette gentillesse me charme. Voilà le faquin du plus grand cœur que je vis jamais
(
Nouveaux coups.)
Il faut nécessairement ou que ce bélître soit mon fils ou qu’il soit démoniaque.
(Nouveaux coups.)
D’égorger mon fils à mon escient, je n’ai garde ; de tuer un possédé, j’aurais tort, puisqu’il n’est pas coupable des fautes que le diable lui fait faire. Toutefois, ô pauvre paysan, sache que je porte à mon côté la mère nourrice des fossoyeurs, que de la tête du dernier Sophi je fis un pommeau à mon épée ; que du vent de mon chapeau je submerge une armée navale et que, qui veut savoir le nombre des hommes que j’ai tués n’a qu’à poser un neuf et tous les grains de sable de la mer ensuite qui serviront de zéros.
(
Nouveaux coups.)
Quoique tu fasses ayant protesté que je gagnerais cela sur moi-même de me laisser battre une fois en ma vie, il ne sera pas dit qu’un manant comme toi me fasse changer de résolution.
(Gareau se retire
au coin du théâtre, le Capitan demeure seul.)
Quelque faquin de cœur bas et ravalé aurait voulu mesurer son épée avec ce vilain, mais moi qui suis gentilhomme, et gentilhomme d’extraction, je m’en suis fort bien su garder.
Je jure donc, aujourd’hui, par cette main, dispensatrice des couronnes et des houlettes, de ne plus dorénavant recevoir personne au combat qu’il n’ait lu devant moi sur le pré ses lettres de noblesse, et pour plus grande prévoyance, je m’en vais promptement avertir Messieurs Les Maréchaux qu’ils m’envoient des gardes pour m’empêcher de me battre.
(
À Gareau au moment de sortir.)
Je te massacrerais, mais tu as du Cœur et j’ai besoin de soldats.
(
Gareau frappe encore, et le Capitan s’en va.)


Scène 7
Gareau,
Granger et Manon.
Manon
Quel démêlé donc, mon pauvre Jean, avais-tu avec ce capitaine ?

Gareau
Aga, on me venet
ravauder de sa Philosophie. Ardé !

Granger
Or ça, notre gendre, mettons toutes
nos querelles sous le pied, et donnons leur d’un oubli à travers les hypocondres. Si l’hyménée porte un flambeau, ce n’est pas celui de la discorde : il doit allumer nos cœurs, non pas notre fiel. C’est le sujet qui nous assemble tous. Voilà ma fille qui voudrait déjà qu’on dit d’elle et de vous : « sub, super, in, subter casu junguntur utroque in vario sensu ».

Manon
Mon père, je ne suis pas capable de former des souhaits, mais de seconder les vôtres : conduisez ma main dans celle que vous avez choisie, et vous verrez votre fille, d’un visage égal, ou descendre ou monter.

Granger
Rien donc ne nous empêche plus de conclure cet accord, aussitôt que nous saurons les natures de votre bien. -
Vos facultés consistent-elles en rentes, en maisons ou en meubles ?

Gareau
Dame oui, j’ai très bian de tout ça par le
moyen d’un héritage.

Granger

(À la cantonade.)
Qu’on donne promptement un siège à Monsieur.
(Paquier apporte un siège.)
Manon, saluez votre mari. Cette succession est-elle grande ?

Gareau
Elle est de vingt-mille francs.

Granger
(
À la cantonade.)
Vite Paquier, qu’on mette le couvert.

Gareau
(
Se mettant dans une chaise.)
Là, là, vous moquez-vous ? Rafubez votre bonnet : entre nous autres il ne faut point tant de
frèmes ni de simonies. Eh ! Qu’est - ce donc ? Notre dinse, n’en dirait que je ne nous connaissions plus. Quoi vous avez bordé en obliviance de quand ous étéais au chaquiau ? Par guène, allez, ous n’équiais qu’un navet en ce temps là, ous êtes à c’te heure ci une citrouille bian grosse. Vrament, laissez faire, je pense que guieu marci, j’avous bien sarmoné de vous, feu notre ménagère et moi. S’il vous étét venu de corner toutes les fois que les oreilles ous ont corné (ce que j’en dis pourtant, ce n’est pas que j’en parl, ce crois-je bian qu’ous en avez sans vous) Tainquia que donc, pour revenir à notre conte, jerniguay…

Granger
Pardon, avez-vous ici les contrats acquisitoires de ces héritages-là ?

Gareau
Nanain vrament, et si, l’on ne me les veut pas donner, mais je me doute bian de ce
qu’il ya. Testigué, je m’amuse bian à des papiers, moi. Hé, ardez, tous ces brinborions de contrats, ce n’est que de l’écriture qui n’est pas vraie, car ol n’est pas moulée. Oh ! bien acoutez là, c’est une petite sussion qui est vraiment bien grande, de Nicolas Girard, hé la, le père de ce petit Louis Girard qui était si sémillant, ne vous saurier vous recorder ? C’est ly qui s’allit neger à la grande Mare. Oh bian, son père est mort ; et si, je l’avons conduit en tarre, s’il a plu à Guieu, sans reproche, comme dit l’autre. Ce pauvre guièbe etet aller dénicher des pies sur l’orme de la commère Massée. Dame comme oul etet au copiau, le vela, bredi, breda, qui commence à griller tout avaux les branches et cheit une grande escousse, pouf à la renvarse. Guieu bénit la cresquianté, je crois que le cœur l’y escarbouillit dans le ventre, car oul ne sonit jamais mot, ne grouillit, sinon qu’oul grémonit en trépassant : « Guièbe set de la pie et des piaux ! » Ô donc, ly, il étét mon compère et sa femme ma commère. Or, ma commère, pisque commère y a, auparavant que d’avoir épousé mon compère, avait épousé en premieres noces le cousin de la bru de Piare Olivier qui touchait de bien près à Jean Hénaut, de par le gendre du biau frère de son onque. Or, cely - ci, retenez bian, avait eu des enfants de Jacqueline Brumet, qui mourirent sans enfants. Mais il se trouve que le neveu de Denis Gauchet avait tout baillé à sa femme par contrat de mariage à celle fin de fructiser les hériquiers de Thomas Plançon qui devient y rentrer, pis que sa grand mère n’avait rien laissé aux mineux de Denis Vanel l’aîné, or il se trouve que je sommes parents en queuque manière de la veuve de Denis Vanel le jeune, et par conséquent ne devons-je pas avoir la sussion de Nicolas Girard ?

Granger
Mon ami, je fais ouvrir à ma conception plus d’yeux que n’en eut jamais le berger gardien de la vache
o, et je ne vois goutte en votre affaire.

Gareau
Ô
Monsieur, je m’en vas vous l’éclaircir aussi finement claire que la voix des enfants de chœur de notre village. Accoutez donc. Il faut qu’ous sachiais que la veuve de Denis Vanel le Jeune, dont je sommes parents en queuque manière, était fille de second lit de Georges Marquiau, le biau frère de la sœur du neveu de Pierre Brunet, dont j’avous tantot fait mention : or il est bien à clair que si le cousin de la bru de Piare Olivier, qui touchait de bien près à Jean Hénaut de par le gendre du biau frère de son onque, était père des enfants de Jacquelaine Brunet trépassés sans enfants, et qu’après tout ce tintamarre là, on n’avait rien laissé aux mineux de Denis Vanel le jeune, j’y devons rentrer n’est-ce pas ?

Granger
(
À la cantonade.)
Paquier, repliez la nappe : Monsieur n’a pas le loisir de s’arrêter.
(
À Gareau.)
Ma foi, beau sire, depuis que Cupidon ségrégea la lumière du chaos, il ne s’est point vu sous le soleil un démêlé semblable. Dédale et son labyrinthe en ont bien dans le dos. Je vous remercie, cependant de l’honneur qu’il vous plaisait nous faire ; mais vous pouvez promener votre charrue ailleurs.

Gareau
Ma foi voire ! Aussi bian n’en velai-je
pas. J’aime bian mieux une bonne grosse ménagère qui vous travaille de ses dix doigts que non pas de ces madames de Paris qui se feront courtiser des courtisans. Vous verrais ces galouriaux, tant que le jour est long leur dire : mon cœur, m’amour par ci, par là, je le veux bian, le veux tu bian ? Et pis c’est à se sabouler, à se patiner. Stanpendant moi qui ne veux pas qu’on me fasse des tragédies, si j’avouais trouvé queuque ribaut licier le morviau à ma femme comme cet affront la frappe bian au cœur, peut être bian que, dans le désespoir je m’emporterouas à jeter son chapiau par les fenêtres. Pis, ce serait du scandale. Tigué, queuque gniais ! … Sarviteur à la Campagine.
(Il sort. Manon rentre chez son père.)


Scène 8
Granger, Paquier puis Corbineli.

Granger
Ô espérances futiles du concept des humains ! De même
que les chats tu ne flattes que pour égratigner, fortune malicieuse !

Corbineli, entrant sur ces mots
.

Elle n’est pas seulement malicieuse, elle est enragée. Hélas ! tout est perdu : votre fils est mort.

Granger
Mon fils est mort ! Es-tu hors
de sens ?

Corbineli
Non je parle sérieusement : votre fils à la vérité n’est pas mort, mais il est entre les mains des Turcs.

Granger
Entre les mains des Turcs ! Soutiens-moi : je suis mort.

Corbineli
À peine étions nous entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle au quai de l’École…

Granger
Et qu’allais-tu faire à l’École, Baudet ?

Corbineli
Mon maître s’étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d’acheter quelque bagatelle qui fut rare à Venise et de peu de valeur à Paris, pour en régaler son oncle, s’était imaginé qu’une douzaine de cotrets n’étant pas chers, et ne s’en trouvant
pas par toute l’Europe de mignons comme en cette ville, il devait en porter là. C’est pourquoi nous passions vers l’École pour en acheter ; mais à peine avions nous éloigné la côte que nous avons été pris par une galère turque.

Granger
Hé ! de par le cornet retors de Triton Dieu marin,
que jamais ouït parler que la mer fût à Saint Cloud, qu’il y eût là des galères, des pirates, ni des Écueils ?

Corbineli
C’est en cela que la chose est plus merveilleuse, et
quoiqu’on ne les ait point vus en France que là, que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusqu’ici entre deux eaux.

Paquier
En effet, Monsieur, les Topinambours, qui demeurent quatre ou cinq cents lieues au delà du monde vinrent bien autrefois à Paris ; et, l’autre jour encore, les polonais
enlevèrent bien la princesse Marie en plein jour à l’hôtel de Nevers sans que personne osât remuer.

Corbineli
Mais ils ne se sont pas contentés de ceci, ils ont voulu poignarder votre fils…

Paquier
Quoi ! sans confession ?

Corbineli
S’il ne se rachetait par de l’argent.

Granger
Ah ! les misérables ! c’était pour incuter la peur dans cette jeune poitrine.

Paquier
En effet, les Turcs n’ont garde de toucher l’argent des chrétiens à cause qu’il a une croix.

Corbineli
Mon maître ne m’a jamais pu dire autre chose, sinon : « Va-t-en trouver mon père, et lui dis… » Ses larmes aussitôt suffoquant sa parole m’ont bien mieux expliqué qu’il n’eût su faire les tendresses qu’il a pour vous…

Granger
Que diable aller faire aussi dans la galère d’un Turc ? D’un Turc ! « Perge ».

Corbineli
Ces Écumeurs impitoyables ne me voulaient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fusse jeté aux genoux du plus apparent d’entre eux. « Hé ! Monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez moi d’aller avertir son père, qui vous enverra tout à l’heure sa rançon. »

Granger
Tu ne devais pas parler de rançon : ils se seront moqués de toi.

Corbineli
Au contraire. À ce mot il a un peu rasséréné sa face : « Va, m’a t-il dit, mais si tu n’es
pas ici de retour dans un moment, j’irai prendre ton maître dans son collège et vous étranglerai tous trois aux antennes de notre navire. » J’avais si peur d’entendre encore quelque chose de plus fâcheux ou que le diable ne me vint emporter, étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jeté dans un esquif pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.

Granger
Que diable aller faire dans la galère d’un Turc ?

Paquier
Qui n’a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.

Granger
Mais penses-tu qu’il soit bien résolu d’aller à Venise ?

Corbineli
Il ne respire autre chose.

Granger
Le mal n’est donc pas sans remède.
Donne-moi, Paquier, le réceptacle des instruments de l’immortalité, « scriptorium scilicet ».

Corbineli
Qu’en désirez-vous faire ?

Granger
Écrire une lettre à ces Turcs.

Corbineli
Touchant quoi ?

Granger
Qu’ils me renvoient mon fils, parce que j’en ai affaire, qu’au reste ils doivent excuser
sa jeunesse, qui est sujette à beaucoup de fautes ; et que s’il lui arrive une autre fois de se laisser prendre, je leur promets, foi de docteur, de ne leur en plus obtondre la faculté auditive.

Corbineli
Ils se moqueront, par ma foi, de vous.

Granger
Va-t-en donc leur dire de ma part que je suis
tout prêt de leur répondre, par devant notaire, que le premier des leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renverrai pour rien. (Ah ! que diable, que diable, aller faire en cette galère ?) Ou dis leur qu’autrement je vais m’en plaindre à la justice. Sitôt qu’ils l’auront remis en liberté, ne vous amusez ni l’un ni l’autre, car j’ai affaire de vous.

Corbineli
Tout cela s’appelle dormir les yeux ouverts.

Granger
Mon Dieu, faut-il être ruiné à l’âge où je suis ? Va-t-en avec Paquier, prends le reste du teston que je lui donnai pour la dépense, il n’y a que huit jours. Aller sans dessein dans une galère ! Prends tout le reliquat de cette pièce. (Ha ! Malheureuse
progéniture, tu me coûtes plus d’or que tu n’es pesant !) Paye la rançon et ce qui restera, emploie le en œuvres pies (Dans la galère d’un Turc !). Bien, va-t-en ! (Mais, misérable dis moi, que diable allais-tu faire dans cette galère ?). Va prendre dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon père l’année du grand hiver.

Corbineli
À quoi bon ces fariboles ? Vous n’y êtes pas. Il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.

Granger
Cent pistoles ! Ha ! Mon fils ne tient il qu’à ma vie pour conserver la tienne ? Mais cent pistoles ! Corbineli va-t-en lui dire qu’il se laisse pendre sans dire mot ; cependant qu’il ne
s’afflige point car je les en ferai bien repentir.

Corbineli
Mademoiselle Genevote n’était pas trop sotte, qui refusait tantôt de vous épouser,
ce que l’on l’assurait que vous étiez d’humeur, quand elle serait esclave en Turquie de l’y laisser.

Granger
Je les ferai mentir. S’en aller dans la galère d’un turc ! Hé quoi faire de par tous les diables, dans cette galère ! Ô ! galère, galère, tu mets bien ma bourse aux galères.
(
Il sort un moment.)

Paquier
Voilà ce que c’est que d’aller aux galères ! Qui diable le pressait ? Peut-être que s’il eût eu la patience d’attendre encore huit jours, le roi l’y eut envoyé en si bonne compagnie que les turcs ne l’eussent pas pris.

Corbineli

Votre maître ne songe pas que ces turcs me dévoreront.

Paquier
Vous êtes à l’abri de ce côté-là, car les mahométans ne mangent point de porc.


Granger, revenant à Corbineli
.

Tiens ! va-t-en, emporte tout mon bien.
(
Il lui donne ma bourse et s’en retourne en même temps suivi de Paquier.)


Scène 9
Corbineli, Charlot.
Corbineli, frappant à la porte de La Tremblaye
.
Montjoie Saint-Denis, ville gagnée ! « Accede », Granger le jeune, « accede ». Ô le plus heureux des hommes ! ô le plus chéri des Dieux ! Tenez, prenez, parlez à cette bourse, et lui demandez ce que je vaux.

Charlot
Allons vite, allons inhumer cet argent, mort pour mon père, au coffre de Mademoiselle Genevote.




Acte II
Scène première
Granger,
Genevote, puis Paquier.
Granger,
d’abord seul
.
Ah ! fortune,
fortune, ne me regarderas-tu jamais qu’en rechignant. Jamais ne riras-tu pour moi ?
(
Apercevant Genevote sortant de la maison de La Tremblaye.)
Ah !
Mademoiselle, soyez venue autant à la bonne heure que la grâce aux pendus quand ils sont sur l’échelle.

Genevote
Est-ce l’amour qui vous a rendu criminel ? Vraiment la faute est trop illustre pour ne vous la pas pardonner. Toute la pénitence que je vous
en ordonne, c’est de rire avec moi d’un petit conte que je suis venue ici pour vous faire. Ce conte toutefois se peut appeler une histoire, car rien ne fut jamais plus véritable. Elle vient d’arriver il n’y a pas deux heures au plus sot personnage de Paris ; et vous ne sauriez croire à quel point elle est divertissante. Quoi ! vous n’en riez pas ?

Granger
Mademoiselle je crois
qu’elle est divertissante au-delà de ce qui le fut jamais, mais…

Genevote
Mais vous n’en riez pas.

Granger
Ha, ha, ha, ha, ha.

Genevote
Il faut, avant que d’entrer en matière, vous anatomiser ce squelette d’homme et de vêtement, aux mêmes termes qu’un savant m’en a tantôt fait la description. Voici l’heure environ que le soleil se couche : c’est l’heure aussi par conséquent que les lambeaux de son manteau se viennent rafraîchir aux Étoiles. Leur maître ne les expose jamais au jour, parce qu’il craint que le soleil prenant une matière si combustible pour le berceau du phénix, ne brûlât et le nid et l’oiseau. Ce manteau donc, cette cape, cette casaque, cette simarre, cette robe, cette soutane, ce
lange ou cet habit (car on en est encore à deviner ce que c’est, et le syndic des tailleurs y demeurerait « a quia ») fait bien dire aux gausseurs qu’il fait peur aux larrons en leur montrant la corde. Certains dogmatistes disent avoir appris par tradition qu’il fut apporté du Caire, où on le trouva dans une vieille cave, à l’entour de ce que je ne sais quelle momie, sous les saintes masures d’une pyramide éboulée. À la vérité, les figures grotesques que les trous, les pièces, les taches et les filets y composent bizarrement, ont beaucoup de rapport avec les figures hiéroglyphiques des Égyptiens. C’est un plaisir sans pareil de contempler ce fantôme arrêté dans une rue. Vous y verrez amasser cent curieux, et tous en extase disputer de son origine, l’un soutenir que ni l’imprimerie ni le papier n’étant pas encore trouvés, les doctes y avaient tracé l’histoire universelle, et sur cela remontant de Pharaon à César, de Romulus à Priam, de Prométhée au premier homme, il ne laissera pas échapper un filet qui ne soit au moins le symbole de la décadence d’une monarchie ; un autre veut que ce soit le tableau du chaos ; un autre, la métempsycose de Pythagore ; un autre divisant les guenilles par chapitres, y trouvera l’Alcoran divisé par Azoares, un autre le système de Copernic ; un autre enfin jurera que c’est le manteau du prophète Elie et que sa sécheresse est une marque qu’il a passé par le feu. Et moi, pour vous blasonner cet écu, je dis qu’il porte de sable engrêlé sur la bordure aux lambeaux sans nombre. Du manteau, je passerais aux habits mais je pense qu’il suffira de dire que chaque pièce de son accoutrement est une antique. Mais venons à la doublure, de la gaine à l’Épée, et de la chasse au saint ; traçons en deux paroles le crayon de notre ridicule docteur. Figurez-vous un rejeton de ce fameux arbre Cocos, qui seul fournit un pays entier des choses nécessaires à la vie. Premièrement en ses cheveux on trouvera de l’huile, de la graisse et des cordes de luth ; sa tête peut fournir les couteliers de corne, et son front les nécromanciens de grimoire à invoquer le diable ; son cerveau, d’enclume, ses yeux de cire, de vernis et d’écarlate ; son visage de rubis ; sa gorge de clous, sa barbe de décrottoirs ; ses doigts, de fuseaux ; sa peau, de lime ; ses oreilles, d’ailes à moulin ; sa bouche, de four à ban ; et sa personne d’Âne à porter la mounée. Pour son nez, il mérite bien une égratignure particulière. Cet authentique nez arrive partout un quart d’heure avant son maître, dix savetiers de raisonnable rondeur vont travailler dessous à couvert de la pluie. Hé bien, Monsieur, ne voilà pas un joli Ganymède ? Et c’est pourtant Le héros de mon histoire. Cet honnête homme régente une classe dans l’Université. C’est bien le plus faquin, le plus chiche, le plus avare, le plus sordide, le plus mesquin… Mais riez donc !

Granger
Ha, ha, ha, ha, ha.

Genevote
Ce vieux rat de collège a un fils qui
est le receleur des perfections, que la nature a volées au père. Ce chipenard... Ce radoteur…

Granger,
à part
.

Ah ! Malheureux, je suis trahi ! C’est sans doute ma propre histoire qu’elle me conte
(
Haut.)
Mademoiselle, passez ces épithètes ; il ne faut pas croire tous les mauvais rapports ; outre que la vieillesse doit être respectée.

Genevote
Quoi le connaissez-vous ?

Granger

En aucune façon.

Genevote
Oh bien écoutez donc. Ce vieux bouc veut envoyer son fils en je ne sais quelle ville, pour s’ôter un rival, et afin de venir à bout de son entreprise, il
veut faire accroire qu’il est fou. Il le fait lier et lui fait promettre ainsi tout ce qu’il veut, mais le fils n’est pas longtemps créancier de cette fourbe. Comment ! vous ne riez point de ce vieux bossu, de ce maussadas à triple étage ?

Granger
Baste, baste, faites grâce à ce pauvre vieillard.

Genevote
Or, écoutez le plus plaisant. Ce goutteux, ce loup-garou, ce moine -
bourru...

Granger
Passez outre, cela ne fait rien à l’histoire.

Genevote
Commanda à son fils d’acheter quelque bagatelle pour faire un présent à son oncle le vénitien ; et son fils, un quart d’heure après, lui manda qu’il venait d’être
fait prisonnier par des pirates turcs, à l’embouchure du golfe des Bons-hommes. Et ce qui n’est pas malplaisant, c’est que le bonhomme aussitôt envoya la rançon. Mais il n’a que faire de craindre pour sa pécune, elle ne courra point de risques sur la mer du Levant.

Granger,
à part
.

Traître Corbineli ; tu m’as vendu, mais je te ferai donner la question.
(Haut.)

Il est vrai, Mademoiselle, que je suis interdit, mais jugez aussi par le trouble de mon visage de celui de mon âme. L’image de votre beauté joue incessamment dans mon cœur à remue-ménage. Ce n’est pas toutefois du désordre d’un esprit égaré que je prétends mériter ma récompense ; c’est de la force de ma passion que je prétends vous prouver par trois figures de Rhétorique : les antithèses, les métaphores et les arguments ; et pour vous les déplier, écoutez l’antithèse. « Si vous ne m’aviez apporté des ténèbres par vos rayons, je n’aurais pas appelé de mon juge à mon juge, pour demander ce que je ne veux pas obtenir : c’est, pitoyable inhumaine, la santé mortelle d’une aigre douce maladie qu’on rendrait incurable si on la guérissait. »

Genevote
Comment,
encore une fois, appelez-vous cette figure-là ?

Granger
Nos ancêtres jadis la baptisèrent antithèse.

Genevote
Et moi qui la confirme aujourd’hui, je lui change son nom et
l’appelle galimatias.

Granger
Voici la métaphore
qui vient à vos pieds demander audience.

Genevote
Faites -
la entrer.

Granger
Tout ainsi qu’un neigeux torrent, fier enfant de l’Olympe,
franc qu’il se voit de l’étroite conciergerie où le calme le tenait serf, « qua data porta ruit », va ravager insolemment le sein fertile des pierreuses campagnes et déshonorer sans vergogne, par le guéret champêtre, la perruque dorée de Cérès aux pâles couleurs, ainsi j’ai débarricadé mes clameurs, lâché la bride à mes sanglots, donné de l’éperon à mes larmes, et fouetté mes cris devant moi. Ils feront bon voyage ; car il me semble que je vois déjà la sentinelle avancée de votre bonté paraître entre les créneaux et sur la plate forme de vos grâces, qui crie à mes soupirs : « Qui va là » ? Puis, ayant appelé le caporal de votre jugement, donné l’alarme au corps de garde de votre prudicité, demandé le mot du guet à mes soupirs, les avoir reconnus pour amis et laissé passer à cause du paquet de persévérance, et bref, les articles de bonne intention signés de l’amant et de l’aimée, voir la paix universelle entre les deux États de notre foi matrimoniale régner ès siècles des siècles.

Genevote
Amen.

Granger

Voyons maintenant si mes arguments trouveront forme à vos pieds. Or écoutez, j’argumente ainsi. Du monde la plus belle partie, c’est l’Europe. La plus belle partie de l’Europe, c’est la France, « secundum geographos ». La plus belle ville de France c’est Paris ; c’est l’Université « propter musas » ; le plus beau collège, je soutiens, à la barbe de Sorbonne de Navarre et de Harcourt, que c’est Beauvais, et son nom est le répondant de sa beauté puisqu’on le nomme Beauvais « quasi » beau à voir. La plus belle chambre de Beauvais, c’est la mienne. « Atqui », le plus beau de ma chambre c’est moi. « Ergo », je suis le plus beau du monde « Et hinc infero », que vous, jouvencelette, mignardelette, mignardelette, jouvencelette, étant encore plus belle que moi, il serait, je dis « sole ipso clarius » que, vous incorporant au corps de l’Université en vous incorporant au mien, vous seriez plus belle que le plus beau du monde.

Genevote
Monsieur, il est vrai, je ne le puis celer c’est à ce coup que je rends les armes. Enfin je m’abandonne toute à vous, usez de moi aussi librement que le chat fait de la souris : rognez, tranchez, taillez ; faites-en comme des choux de votre jardin.

Paquier,
qui est entré en scène depuis peu
.

Je trouve pourtant bien du « distinguo » entre les femmes et les choux ; car des choux la tête en est bonne, et des femmes, c’est ce qui n’en vaut rien.

Granger
Auriez-vous donc agréable, mademoiselle, lorsque la nuit au visage de More, aura de ses haillons noirs embéguiné le minois souffreteux de notre zénith, que je transporte mon individu aux Lares domestiques de votre toit ?


Genevote
Oui, venez, mais venez avec une échelle et montez par ma fenêtre, car mon frère serre tous les jours les clefs de notre maison sous son chevet.

Granger
Oh ! que ne suis-je maintenant Julius César ou le pape Grégoire, qui firent passer le soleil sous leur férule ! Je ne le reculerais ni ne l’arrêterais en Thyeste ou en Josué, mais je le contraindrais de marquer minuit à six heures.
(
Il sort avec Paquier.)


Scène 2
Genevote, La Tremblaye, Charlot, Corbineli.
Genevote
Je pensais aller plus loin vous faire rire, mais je vois bien qu’il me faut décharger ici.


Charlot
Aux dépens de mon père ?

Genevote
C’est bien le plus bouffon personnage de qui jamais la tête ait dansé les sonnettes ; et moi par contagion je suis devenue facétieuse jusques à lui permettre d’escalader ma chambre. À bon entendeur salut.
Mais il se fait tard. Adieu !

La Tremblaye, à Corbineli
.

Tout va bien : la bête donnera dans nos panneaux, ou je suis mauvais chasseur. Toi, demeure ici en observation. Moi, ce pendant, je cours appeler Mademoiselle Manon par la porte de derrière et concerter avec elle l’exécution d’un plan que j’ai formé.


Scène 3
Corbineli,
Granger, Paquier.
(
La nuit est venue. Corbineli retiré dans un coin du théâtre observe Granger et Paquier qui s’avancent portant une échelle.)
Granger
Tout est endormi chez nous d’un somme de fer, tout y ronfle jusques aux grillons et aux crapauds,
avance ton échelle ; mais que c’est bien pour moi l’échelle de Jacob, puisqu’elle me va monter au paradis d’amour.

Paquier
Je crois que voici la maison.
Ha ! je suis mort. C’est ma faute je ne lui avais pas donné assez de pied.
(Il tombe ayant appuyé son échelle sur le dos de Corbineli.)

Granger
Monte encore un coup pour voir si elle est bien appuyée.
(Il l’y met encore et monte.)

Paquier
J’ai peur d’avoir donné trop de pied.
Comment je ne rencontre point de mur ?
(
Il nage des bras pour toucher le mur.)
Notre machine tiendrait-elle bien toute seule ? « Domine », plantez-vous même votre échelle je n’y oserais plus toucher.

Granger
« Vade retro » mauvaise bête, je l’appliquerai bien moi-même. Je pense que j’y suis, voici la porte je la connais aux clous, sur chacun desquels j’ai composé jadis maintes bonnes Épigrammes. « Scande » pour essayer si elle est ferme.


Paquier
Ha !
misérable que je suis ! On vient d’arracher les dents à mon échelle.
(
Corbineli transporte l’échelle d’un côté et d’autre de manière que Paquier en frappant l’échelle ne rencontre que les montants.)

Paquier
Tais-toi Paquier, j’ai vu tout à l’heure passer je ne sais quoi de noir. C’est peut-être une de ses larves au teint noir dont nous parlions tantôt qui vient pour m’effrayer.

Paquier
« Domine ».
(
S’adressant au spectre sans le voir.)
Spectre je t’adjure par le grand Dieu vivant de me dire qui tu es.

Corbineli,
qui pendant ce temps est entré dans la maison de La Tremblaye avec un passe partout paraît à la fenêtre et dit
.

Je suis le grand diable Vauvert. C’est moi qui fait dire la patenôtre du loup, qui fais tourner le sas, qui pétrit le gâteau triangulaire, qui rend invisibles les frères de la Rose-Croix, qui dicte aux rabbins la cabale et le Talmud, qui donne la main de gloire, le trèfle à quatre ; la pistole volante, le gui de l’an neuf, l’herbe de fourvoiement, la graine de fougère, le parchemin vierge, l’emplâtre magnétique. J’enseigne la composition des brevets, des sorts, des charmes, des Sigils, des caractères, des talismans, des images, des miroirs, des figures constellées. J’envoie les démons familiers, les esprits follets, les martinets, les Gobelins, le moine bourru, le loup-garou, la mule ferrée, le marcou, le cauchemar, le roi Hugon, le connétable, les hommes noirs, les femmes blanches, les ardents, les lémures, les farfadets, les ogres, les larves, les incubes, les succubes, les fées, les ombres, les mânes, les spectres, les fantômes. Enfin je suis le grand veneur de la forêt de Fontainebleau.

Granger
Ah ! Paquier, qu’est-ceci ?

Paquier
Voilà un démon qui n’a pas eu toute sa vie les mains dans ses pochettes.

Granger
Qu’augures-tu de cette vision ?

Paquier
Que c’est un
démon femelle puisqu’il a tant de caquet.

Granger
En effet je crois qu’il n’est pas méchant, car j’ai remarqué qu’il ne nous a dit mot jusques à ce qu’il s’est vu armé d’un Corselet de pierre.


Paquier
Ma foi, Monsieur ne craignez point les diables jusques à ce qu’ils vous emportent. Pour moi je ne les appréhende que sur les épaules des femmes.
Courant ces dernières répliques ils ont appliqué l’échelle à la fenêtre de la maison de La Tremblaye et Granger a commencé à y monter.


Scène 4
La Tremblaye, Granger, Paquier puis Châteaufort.
La Tremblaye
Aux voleurs, aux voleurs ! Vous serez pendus, coquins ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous en mêlez. Peuple, vous n’avez qu’à chanter le « salve », le patient est sur l’échelle.

Paquier
En mourra-t-il, Monsieur ?

La Tremblaye
Tu t’y peux bien attendre

Paquier
Seigneur, ayez donc pitié de l’âme de feu mon pauvre maître, Nicolas Granger. Si vous ne le connaissez, Seigneur, c’est ce petit homme qui avait un chapeau à grand bord et un haut de chausse à la culotte.

Granger
Au secours Monsieur de Châteaufort ! C’est votre ami Granger que La Tremblaye veut poignarder.

Châteaufort,
à la fenêtre
.
Qui sont les canailles qui font du bruit là-bas ? Si je descends, je lâcherai la bride aux Parques.

La Tremblaye
Soldats, qu’on leur donne les osselets !

Granger
Ah ! Monsieur de Château très fort, envoyez de l’arsenal de votre puissance la foudre craquetante sur la témérité criminelle de ces chétifs myrmidons.

Châteaufort, descendu sur le théâtre
.
Vous voilà donc,
maraudeurs ! Hé ! Ne savez-vous pas qu’à ces heures muettes j’ordonne à toutes choses de se taire, hormis à ma renommée.

Granger
Monsieur de Châteaufort « a minori ad majus » : si vous traitez de la sorte un malheureux, que feriez-vous à votre rival ?

Châteaufort
Mon rival ! Jupiter ne l’oserait être avec impunité.

Granger
Cet homme ose donc plus que Jupiter ?

Châteaufort
Ce grimaud, ce fat, ce farfadet, Docteur, vous avez grand tort je l’allais faire mourir avec douceur, maintenant que ma bile est échauffée, sans vous mettre au hasard d’être accablé du ciel qui tombera de peur, je ne le saurais punir



Scène 5
Manon, Granger, Paquier, La Tremblaye, Châteaufort.
Manon
Ha ! Monsieur de La Tremblaye, mon cher Monsieur, donnez la vie à mon père, et je me donne à vous. Bon Dieu ! j’étais dans le collège, attendant qu’il fût arrivé pour fermer les portes de notre montée, lorsque j’ai entendu un grand bruit dans la rue. Le cœur m’a dit qu’indubitablement il avait eu quelque mauvaise rencontre. Hélas ! Mon bon ange ne m’avertit point à faux. Il est vrai, Monsieur, qu’il mérite la mort, d’avoir été surpris en volant votre maison ; mais je sais bien aussi que tous les gentilshommes sont généreux et tous les généreux pitoyables. Vous m’avez autrefois tant aimée : ne puis-je, en devenant votre femme, obtenir la grâce de mon père ?


Granger
Oh Dieux ! quelle fourbe ! Sans doute la misérable est d’intelligence avec son traître d’amoureux. Non, non, ma fille, non, vous ne l’épouserez jamais.

Manon

Ha ! Monsieur de La Tremblaye, arrêtez ! Je connais à vos yeux que vous l’allez tuer. Bon Dieu ! Faut-il voir massacrer mon père devant moi ou mourir ignominieusement par la main de la justice ? Donc, à l’âge que je suis, il faut que je perde mon père ! Hé ! pour l’amour de Dieu mon père, mon pauvre père, sauvez-vous, sauvant la vie et l’honneur à vos enfants. Vous voyez que La Tremblaye est un brutal, qui ne vous pardonnera jamais, si vous ne devenez son beau père. Pensez-vous que votre mort ne me touche point ? Ô dame, si est. Sachez que je ne vous survivrais pas, et que, même pour vous sauver d’un péril encore moindre que celui-ci je ferais bien pis que de vous désobéir ; à plus forte raison pour vous sauver du gibet, n’ayant qu’à devenir la femme d’un bon gentilhomme, pourquoi ne le ferais-je pas ?

Granger

Monsieur de La Tremblaye « ne reminiscaris delicta nostra ». Je me reposais sur la protection de Châteaufort, et je croyais que ce tranche-montagne…

Châteaufort
Que diable voulez-vous que je fasse ? Perdrai-je tous les hommes pour un ?

Granger
Oserais-je, en ce piteux état, vous offrir ma fille et demander votre sœur ? Je sais que, si vous ne détournez les yeux de mes fautes je cours fortune de rester un pitoyable raccourci des catastrophes humaines.

La Tremblaye
Désirer cela c’est me le commander. Mais n’oublions pas à punir ce grotesque rodomont de son impertinence.
(La Tremblaye frappe,
Châteaufort compte les coups.)

Châteaufort
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.
Ha ! le rusé, qu’il a fait sagement ! S’il en eut donné treize, il était mort.

La Tremblaye

Voilà pour vous obliger à ce meurtre.
( Il le jette à terre d’un coup de pied.)

Châteaufort
Aussi bien me voulais-je coucher.

La Tremblaye
Allons chez nous passer l’accord.

Granger
Entrez toujours, je vous suis. Je demeure ici un moment pour donner ordre que nous ayons de quoi nous ébaudir.
(
Sortent La Tremblaye, Manon et Châteaufort)


Scène 6
Granger, Paquier, Corbineli.
Granger

Écoute Corbineli. Je te pardonne ta fourbe en faveur de ma jonction matrimoniale, mais il faut avouer que tu es un grand menteur.

Corbineli
J’affecte, pour moi, d’être remarqué par le titre de grand, sans me soucier que ce soit celui de grand menteur, grand ivrogne, grand politique, grand
turc, grand mufti, grand vizir, grand Alexandre le Grand ou grand Pompée. Il ne m’importe, pourvu que cette Épithète remarquable m’empêche de passer pour médiocre.

Granger
Tu t’excuses de si bonne grâce que je serais presque en colère que tu ne m’eusses
pas fâché. Je t’ordonne pourtant, pour pénitence, de nous exhuber en l’honneur de nos noces et de celles de notre fille, le spectacle de quelque intrigue, de quelque comédie.

Corbineli
J’en sais une italienne dont le démêlement est fort agréable. Je verrai sur l’heure Monsieur de La Tremblaye, votre fils et les autres afin de distribuer les rôles sur le champ. Pour toi, Paquier, je te donnerais bien des préceptes mais tu n’aurais pas le temps d’apprendre tant de choses par cœur : je prendrai soin, me tenant derrière toi, de te souffler ce que tu auras à dire. Vous, Monsieur, vous paraîtrez, durant toute la pièce, et quoique d’abord votre personnage semble sérieux, il n’y en a pas un si bouffon.

Granger
Qu’est-ceci ? Vous m’engagez à soutenir des rôles dans vos batelages, et vous ne m’en racontez pas seulement le sujet ?

Corbineli
Je vous en cache la conduite, parce que, si je vous l’expliquais à cette heure, vous auriez bien le plaisir maintenant de voir un beau démêlement, mais non pas celui d’être surpris. En vérité, je vous jure, que, lorsque vous verrez tantôt la péripétie d’une intrigue si bien démêlée, vous confesserez vous-même que nous aurions été des idiots si nous vous l’avions découvert. Je veux toutefois vous en ébaucher un raccourci. Doncques ce que je désire vous représenter est une véritable histoire, et vous la connaîtrez quand la scène se fermera. Nous la posons à Constantinople quoiqu’elle se passe autre part. Vous verrez un homme du tiers état
et riche de deux enfants et de force quarts d’écus : le fils restait à pourvoir, il s’affectionne d’une demoiselle de qualité ; fort proche parente de son beau-frère ; il aime, il est aimé, mais son père s’oppose à l’achèvement mutuel de leurs desseins. Il entre en désespoir, sa maîtresse de même ; enfin les voilà prêts, en se tuant, de clore cette pièce ; mais ce père dont le naturel est bon n’a pas la cruauté de souffrir à ses yeux une si tragique aventure, il prête son consentement aux volontés du ciel, et fait les cérémonies du mariage dont l’union secrète de ces deux cœurs avait déjà commencé le sacrement.

Granger
Tu viens de rasseoir mon âme dans la chaire pacifique d’où l’avaient culbuté mille appréhensions cornues. Va paisiblement conférer avec tes acteurs : je te déclare plénipotentiaire de ce traité comique.
(
Corbineli sort.)


Scène 7
Granger, Paquier, Gareau.
Granger
Qu’est-ce ? notre cultivateur ! Salut et délection à l’homme à l’héritage.

Gareau
Par guène, je sis venu nobstant pour vous défricher ma sussion encore une petite excousse. Excusez l’importunance, dà ; car c’est la ménagère de mon onque qui ne feset que crier environ moi, que je venis. Que voulez vous que je vous dise ? Om feset la guiébbesse. Ha ! vrament, ce fesait elle à part soi. M. Granger, puisqu’il sait tout c’est à li à savoir ça. Va-t-en, va, Jean, il te dorra un cousille la dessus. Danse j’y sis venu.

Granger

Ha ! mon ami, par Apollon claire-face, qui communique sa lumière aux choses les plus obscures, ne nous veuille rejeter dans le creux manoir de cette caverne généalogique.

Gareau

Parguène, Monsieur, sacoutez donc eun tantet, et vous orez si je ne vous laboute pas aussi claire qu’un crèbe. Tanquia qu’o donc, comme dit l’autre, vela une petite douceur que notre mère grand vous envoie.
(
Il lui présente une fressure de veau pendue au bout d’un bâton.)

Granger
Va, cher ami, je ne suis
point « juris consulte » mercenaire.

Gareau
Là, là, prenez
toujours : vaux mieux un tian que deux tu l’auras.

Granger
Je te dis encore un coup que je te remercie.

Gareau
Prenez, vous dis-je : vous ne savez pas qui vous prendra.

Granger

Et si, champêtre hétérogène, prends tu mes vêtements pour la marmite de ta maison ?

Gareau
Ho, ho,
trédiouse, il ne sera pas dit que j’usions d’obliviance ; car encore que je siomes petit, je ne siomes pas vilain.

Granger
Veux tu donc me diffamer « a
capita ad calcem » ?

Gareau

Bonnefi, vous le prenrez. Je sais bien comme dit l’autre que je ne sis pas digne d’être capable ; mais stenpendant — oul n’y a rian qui ressemble si bien à un chat qu’une chatte.

Granger
Ô vénérable confrère de Pan, des Faunes, des Sylvains, des Satyres et des Dryades,
fais trêve à cet excès de bonne volonté et je te permets par rémunération de rester spectateur d’une invention théâtrale la plus hilarieuse du monde.


Scène 8
Corbineli, Granger, Châteaufort, Paquier, Gareau, La Tremblaye, Charlot, Genevote, Manon.
Corbineli, à Granger
.
Toutes choses sont prêtes : faites seulement apporter un siège et vous y colloquez, car vous avez à paraître pendant toute la pièce.
(
On apporte des sièges à Granger, Châteaufort, Gareau, La Tremblaye et Manon.)

Granger
Ça donc que chacun s’habille. Hé quoi ! je ne vois point de préparatifs ! Où sont donc les masques des satyres, les chapelets et les barbes d’hermites, les trousses des Cupidons ?
Je ne vois rien de tout cela.

Genevote
Notre action n’a pas besoin de toutes ces simagrées. Comme ce n’est pas une fiction, nous n’y mêlons rien de feint. Nous ne changeons point d’habits ; cette place nous servira de théâtre et vous verrez toutefois que la comédie
ne sera pas moins divertissante.

Granger
Je conduis la ficelle de mes désirs au niveau de votre volonté.
mais bientôt le feu des gueux va faire place à nos chandelles. Ça, qui de vous le premier estropiera le silence ?

(Commencement de la Pièce.)
Genevote
Enfin qu’est devenu mon serviteur ?


Charlot
Il est si bien perdu qu’il ne souhaite pas de se retrouver.

Genevote
Je n’ai point encore su le lieu ni le temps où commença votre passion.


Charlot
Hélas ! Ce fut aux Carmes un jour que vous étiez au sermon…

Granger,
interrompant
.
Soleil, mon Soleil, qui tous les matins faites rougir de honte la céleste lanterne, ce fut au même lieu que vous donnâtes échec et mat à ma pauvre liberté ! Vos yeux, toutefois ne m’égorgèrent pas du premier coup,
mais cela provint de ce que je ne sentais que de loin l’influence porte-trait de votre rayonnant visage ; car ma rechignante destinée m’avait colloqué superficiellement à l’ourlet de la sphère de votre activité.

Corbineli
Je pense, ma foi, que vous êtes
fou, de les interrompre : ne voyez-vous pas bien que tout cela est de leur personnage.

Charlot
Toutes les espèces de votre beauté vinrent en gros assiéger ma raison ; mais il ne me fut pas possible de haïr mes ennemis, après que je les eus considérés.

Granger,
interrompu
.

Allons, ma Nymphelette, il est vergogneux aux filles de colloquiser « diu et privative » avec tant vert jouvenceau. Encore si c’était avec moi, ma barbe jure de ma sagesse ; mais avec un petit cajoleur !

Corbineli
Que diable ! laissez-les parler, si vous voulez ; ou bien nous donnerons votre rôle à quelqu’un qui s’en acquittera mieux que vous.

Genevote, à
Charlot.

Je m’étonne donc que vous ne travailliez plus courageusement aux moyens de posséder une chose pour qui vous avez tant de passion.

Charlot
Mademoiselle, Tout ce qui dépend d’un bras plus fort que le mien je le souhaite et ne le promets pas. Mais au moins suis-je assuré de faire paraître mon amour par mon combat, si je ne puis vous témoigner ma bonne fortune par ma victoire. Je me suis jeté aujourd’hui plusieurs fois aux genoux de mon père, le conjurant d’avoir pitié des maux que je souffre, et je m’en vais savoir de mon valet s’il lui a dit la résolution que j’avais prise de lui désobéir, car je l’en avais chargé. Viens ça, Paquier, as-tu-dit à mon père que j’étais résolu, malgré son commandement de passer outre ?

Paquier
Corbineli, souffle-moi.

Corbineli , tout bas.

Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.

Paquier
Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.


Charlot
Ha !
maraud, ton sang me vengera de ta perfidie.
(Il tire l’épée sur
lui.)

Corbineli
Fuis-t-en donc de peur qu’il ne te frappe !

Paquier
Cela est-il de mon rôle ?

Corbineli
Oui.

Paquier
Fuis
va-t-en donc de peur qu’il ne te frappe !

Charlot, à Genevote
.

Je sais qu’à moins d’une couronne sur la tête je ne saurais seconder votre mérite.

Genevote
Les rois pour être rois ne cessent pas d’être hommes. Pensez vous que…

Granger ,
interrompant.

En effet les mêmes appétits qui agitent un ciron agitent un Éléphant ; ce qui nous pousse à battre un support de marmite fait à un roi détruire une province : l’ambition allume une querelle entre deux comédiens, la même ambition allume une guerre entre deux potentats. Ils veulent de même que nous ; mais ils peuvent plus que nous.

Corbineli
Ma foi je vous enchaînerai.


Charlot
On croira…

Genevote
Suffise qu’on croie toutes choses à votre avantage. À quoi bon me faire tant de protestations d’une amitié dont je ne doute pas ? Il vaudrait bien mieux être
pendus au col de votre père et à force de larmes et de prières arracher son consentement pour notre mariage.

Charlot
Allons-y donc !
(À Granger.)
Monsieur, je viens vous conjurer d’avoir pitié de moi, et…

Genevote
Et moi vous témoigner l’envie que j’ai de vous faire bientôt grand-père.

Granger
Comment, grand-père ? je veux bien tirer
une propagation de petits individus, mais j’en veux être cause prochaine et non pas cause éloignée.

Corbineli
Ne vous tairez vous pas ?

Granger
Cœur bas et ravalé, n’as-tu
pas de honte de consumer l’avril de tes jours à cajoler une fille.

Corbineli
Ne voyez-vous pas que l’ordre de la pièce demande qu’ils disent tout cela ?

Granger
Ils n’ont pas assez de bien l’un pour l’autre, je ne souffrirai jamais…

Genevote
Non non, Monsieur, je suis d’une condition qui vous défend d’appréhender la pauvreté. Je souhaiterais seulement que vous eussiez vu une terre
qui est à huit lieues d’ici. La solitude agréable des bois, le vert émaillé des prairies le murmure des fontaines, l’harmonie des oiseaux, tout cela repeinturerait de noir votre poil déjà blanc.

Paquier
Mademoiselle, ne passez pas outre : voilà tout ce qu’il faut à Charlot ; il ne saurait mourir de faim, s’il a des bois, des prés, des oiseaux et des fontaines ; car les arbres, lui serviront à se guérir du mal des mouches, les prés lui fourniront de quoi paître, et les oiseaux prendront le soin de
siffler quand il ira boire à la fontaine.

Granger
Ah ! sirénique laronnesse des cœurs ! je vois bien que vous guettez ma raison au coin d’un bois, que vous la voulez égorger sur le pré ; ou bien, l’ayant submergée à la fontaine, la donner à manger aux oiseaux.


Charlot
Je suis venu…

Paquier
J’ai vu, j’ai vaincu, dit César au retour des Gaules


Charlot
Vous conjurer…

Paquier
Dieu vous fasse bien, Monsieur l’exorciste mon maître n’est pas démoniaque.


Charlot
Par les services que je vous ai faits…

Paquier
Et par celui des morts, qu’il voudrait bien vous avoir fait faire.

Granger

De reprendre la vie que vous m’avez prêtée.

Paquier
Il était bien
fou de vous prêter une chose dont on n’a jamais assez.

Charlot , tirant un poignard.

Prenez ce poignard, père dénaturé, faites deux homicides par un meurtre, écrivez le destin de ma maîtresse avec mon sang, et ne permettez pas que la moitié d’un si beau couple expire de… Mais à quoi bon tant de discours ? Frappez ! Qu’attendez-vous ?

Corbineli
Répondez donc, si vous voulez. Qu’est-ce ? Êtes-vous trépassé ?

Granger
Ha ! Que tu viens de m’arracher une belle pensée ! Je rêvais quelle est la plus belle figure de l’antithèse ou de l’interrogation.

Corbineli
Ce n’est pas
de cela dont il est question. Nous parlions de marier Mademoiselle et votre fils.

Granger
Quoi ! Parlez-vous de mariage avec cet hobereau ? Êtes-vous orbe de la faculté intellectuelle ? Êtes-vous hétéroclite d’entendement ou le microcosme parfait d’une continuité de chimères abstractives ?

Corbineli
À force de représenter une fable, la prenez-vous pour
une vérité ? Ce que vous avez inventé vous fait-il peur ? Ne voyez vous pas que l’ordre de la pièce veut que vous donniez votre consentement ? Et toi, Paquier, surtout maintenant garde-toi bien de parler, car il paraît ici un muet que tu représentes. Là donc dépêchez-vous d’accorder votre fils à Mademoiselle, mariez-les !

Granger
Comment, marier, c’est une comédie ?

Corbineli

Eh bien, ne savez-vous pas que la conclusion d’un poème comique est toujours un mariage ?

Granger
Oui ; mais comment serait-ce ici la fin, il n’y a pas encore un acte de fait.

Corbineli
Nous avons
mis tous les cinq en un de peur de confusion ; cela s’appelle pièce à la polonaise.

Granger

Ha ! bon ! Comme cela, je te permets de prendre mademoiselle pour légitime épouse !

Genevote
Vous plaît-il de signer les articles. Voilà le notaire tout prêt.

Granger
« Sic ita sane », très volontiers.
(
Il signe.)

Paquier
J’enrage d’être muet ; car je l’avertirais.
(Fin de la Comédie.)


Corbineli
Tu peux parler maintenant, il n’y a plus de danger. Eh !
bien, Monsieur, que dîtes vous de notre comédie.

Genevote
Elle est belle, mais apprenez qu’elle est de celles qui durent autant que la vie. Nous vous en avons tantôt fait le récit comme d’une histoire arrivée. Mais elle devait arriver. Au reste, vous n’avez pas sujet de vous plaindre car vous nous avez mariés vous même, vous-même vous avez signé les articles du contrat. Accusez-vous seulement d’avoir enseigné le premier à fourber. Vous fîtes accroire
que votre fils était fou, quand vous vîtes qu’il ne voulait point entendre au voyage de Venise : cette insigne fausseté lui montra le chemin de celle-ci : il crut qu’il ne pouvait faillir en imitant un si bon père.

Corbineli
Enfin, c’est une pilule qu’il vous faut avaler.

La Tremblaye
Vous l’avalerez, ou par la mort…

Gareau
Ah ! Par ma fi, je sommes
logés à l’enseigne de J’en tenons , parssanda, j’en avouas queuque souleur, que cette petite ravandière là bigriùpoueret queuque tragédie.

Châteaufort , survenant.

Qui oses parler de tragédie, quand je ne suis
pas là ?

La Tremblaye
Et quel
est ce bélître qui vient nous interrompre ?

Châteaufort
Ne le savez
- vous pas ? Je suis le fils du tonnerre ; le frère aimé de la foudre ! Le cousin de l’éclair, l’oncle du tintamarre, le neveu du Canon, le gendre des furies, le marie de la Parque, le ruffian de la mort, le père, l’ancêtre et le bisaïeul des éclaircissements.

Corbineli , à Châteaufort.

Vous
venez à propos, Monsieur, pour combler la félicité de deux nouveaux mariés et augmenter leur revenu de celui d’un empire. Il vous sera bien aisé, puisque vous faites chanceler la couronne d’un monarque en le regardant.

Châteaufort
Je donne assez quand je n’ôte rien et je leur ai fait beaucoup de bien
que de ne leur avoir point fait de mal.

Charlot , à Genevote.

Mon petit cœur, il est tard, retirons - nous.

La Tremblaye
Je n’oserais quasi prendre la hardiesse de vous consoler.

Granger
N’en prenez pas la peine. Je me consolerai bien moi-même. « O tempora ! o mores ! »